Inapaisé

Travaillant sur la question des flux il me faut prendre garde pour ne pas réifier ce concept, pour ne pas en faire quelque chose de mort. Il faut donc revenir sans cesse à l’impulsion de départ, à ce qui fait que je travaille sur ce sujet et en refaire donc la genèse. Refaire une genèse, n’est-ce pas paradoxal? Peut-on faire revenir quelque chose qui n’a pas eu lieu? Et l’origine peut-elle être seconde?

Il s’agit de s’attacher à l’expérience la plus banale et la plus vulgaire des flux, au plaisir simple qui nous saisit lorsque nous observons les flux, les tourbillons d’une rivière, les turbulences du feu, les irrégularités de la fumée, le flux et le reflux des vagues. Chacun connaît cet étrange sentiment face à de tels phénomènes et la joie toute enfantine qu’ils provoquent. Pourquoi un tel sentiment? Que signifie ces phénomèmes?

Les flux sont turbulents, imprévisibles, en mouvement. Ils ne sont pas des étants mais l’état de certains étants. L’eau peut être en flux ou au repos. Le flux c’est ce qui s’oppose au repos, à la paix, à la stabilité, et en même temps le mouvement y est continu, permanent, ce n’est pas un événement temporaire, ça ne cesse de couler, de se troubler, de se mouvementer. C’est pour cette raison qu’on peut y plonger le regard et qu’on peut rester des heures devant une cheminée à observer les flammes ondoyer. Le flux est donc un étrange état de la matière: instable mais continue. Les turbulences sont dans les détails et dévalent sur l’ensemble selon des causalités qu’on observe mais qu’on a du mal à définir, dans notre regard innocent ou même dans les modélisations de la mécanique des fluides.

Cet état paradoxal de la matière qui s’écoule sur une pente, pente qui n’a pas à être présente pour être peçue, n’est pas ressentie comme une dégradation, comme une mort, comme une décadence de la matière, mais comme quelque chose de vivant, la vie au coeur même de l’inanimé, la douce turbulence de la nature, la poussée de la physis, la germination de ce qui vient. De Aristote à Heidegger, cette poussée est restée problématique et les flux sont sans doute une manière de l’aborder selon une nouvelle perspective.

L’inapaisement des flux ne relève pas en effet d’une esthétique bucolique qui retourne aux forces vives de la nature naturante. Le flux ce n’est pas simplement un état de la matière, c’est aussi un certain état de la pensée qui est elle aussi matière. C’est une façon de passer d’une chose à une autre, de la nature aux technologies. Les flux en effet se disent aussi bien des phénomènes naturels que des phénomènes artificels, de l’énergie, de l’information, des transports en tout genre, etc. Il ne s’agit pas d’une indistinction qui confond toutes choses dans un flux qui serait une nouvelle forme de totalisation, mais plutôt de la défiance quant à une pensée qui sépare et discrimine, qui coupe en petits morceaux son objet et qui ainsi le perd. Il s’agit donc d’une indifférenciation, non d’une indifférence, d’un mouvement de notre perception qui ne sépare pas pour articuler mais qui apprécie les relations comme étant antérieures aux objets mis en relation. Les relations produisent ces objets dans des configurations variables.

L’inapaisement des flux, et il faudrait toujours en parler au pluriel, ne se limite pas à un prétendu art numérique, aux échanges de données sur Internet, au codage binaire. De toute façon, ce qui nous poussa vers cet art (que certains nommèrent contre notre gré “numérique”) c’était justement ces flux étendus, concernant toutes choses, cette manière d’être au monde, de s’y plonger sans s’y immerger (sans le retrouver).

Revenir donc à la genèse de notre problématique, c’est la découvrir petit à petit, parce que sa problématicité est une construction progressive, une invention.