Humain, inhumain, ahumain
La relecture contemporaine de Kant a pour effet de nettement distinguer, et pour tout dire de dramatiser la distinction entre le pour soi humain et l’en soi ontologique, entre la finitude et l’absolu. Cette dramatisation conceptuelle, loin d’être une simple querelle académique, révèle une tension fondamentale qui traverse toute la pensée occidentale : comment articuler notre expérience subjective et ce qui la déborde radicalement? Ce qui est nommé et critiqué comme corrélation nous faisant perdre la chose en soi ou n’en permettant l’accès que comme accès, est une autre manière de dramatiser cette opposition fondamentale, de mettre en scène l’écart qui nous sépare irrémédiablement du réel.
Sans doute le réalisme spéculatif a-t-il laissé de côté, dans sa critique féroce du corrélationisme, ce qui dans la théorie kantienne dérange déjà le corrélationisme et la finitude, car si dans la Critique de la Raison Pure il y a effectivement la volonté de limiter la raison à son accès phénoménal, l’esthétique du sublime qui a tant inspiré Lyotard, Nancy, Lacoue-Labarthe et tant d’autres, est bien la possibilité d’une extériorité qui marque le sujet tel un trauma, qui l’affecte dans sa chair même. Cette marque affective est sans doute le grand oubli du réalisme spéculatif alors même qu’elle entretient comme sublime mathématique et comme sublime dynamique de nombreux liens avec la significativité ontologique des mathématiques et avec les flux qui débordent le corps vivant. Le sublime ouvre la possibilité d’un dépassement de l’en soi et du pour soi, non par leur simple négation, mais par leur mise en tension productive.
Mais ce qui m’importe à présent est de montrer que cette dramatisation du réalisme spéculatif doit se confronter au monde contemporain qui nous offre de nombreux objets, et des environnements complexes, qui défient ces oppositions trop nettes de l’en soi et du pour soi. Les technologies contemporaines ne répondent plus à la distinction rigide du dedans et du dehors, elles brouillent ces frontières conceptuelles héritées. Voici en effet des objets produits par l’humaine industrie, par imagination, projection, planification, mobilisation, qui sont pour nous en tant qu’ils sont instrumentaux et servent à quelque chose, et qui en même temps semblent se séparer de cette intention humaine, gagner en autonomie, nous former autant que nous les formons et qui sont toujours suspendus, non pas à titre d’accident mais à titre d’essence, à la possibilité de leur irréversible arrêt.
Lorsque nous perdons un disque dur sur lequel nous avons inscrits des mois de travaux, nous avons l’expérience vive de cette intimité paradoxale du dehors, de cette extériorité qui nous habite au plus profond. Les objets techniques sont simultanément pour moi, pour eux et en soi. Ceci de façon inséparable et irréductible à l’un des termes. Ne pourrions-nous pas alors nous inspirer de cette configuration technique pour mieux approcher la relation entre phénoménologie et ontologie? Une relation n’est-elle pensable que comme corrélation ou peut-elle être elle-même contingente, peut-elle échapper à la nécessité qui l’emprisonne dans un face-à-face stérile?
Dans l’Inhumain, œuvre majeure bien que souvent négligée, Jean-François Lyotard expose les relations ambiguës entre deux inhumains qui semblent s’opposer mais s’entrelacent subtilement. L’inhumain du développement, ce que nous nommerions aujourd’hui d’un mot trop rapide la mondialisation néolibérale, et l’inhumain artistique qui excède également les limites de l’humain mais selon une tout autre logique. Or, Lyotard démontre que non seulement ces deux inhumains sont solidaires mais que de surcroît ils sont constitutifs de l’humain dans son horizon posthumaniste, c’est-à-dire dans la défaillance de la généralisation du concept d’humanité. L’inhumain c’est ce qui ne tient pas l’humain pour humain, par la négation pouvant aller jusqu’à l’élimination pure et simple, par l’exigence d’un absolu, par exemple en art.
Lyotard savait combien ces deux inhumains se tenaient proches et combien il était absurde d’écarter les entreprises génocidaires par des appels vers la transcendance d’une grandeur culturelle et artistique. L’inhumain n’est pas simplement la négation de l’humain, mais plus fondamentalement la négation de l’indestructible dont parlait avec tant de force Robert Antelme : nous devons penser la tripartition complexe de l’humain, de l’inhumain et de l’ahumain. Il y a ces pages inoubliables chez Antelme et Delbo portant sur la persistance des pierres, des arbres, du paysage morne de l’Allemagne ou de la Pologne, vaste et gris, étendu, les nuées, cette vibration du dehors indifférent face à l’horreur des camps. Dans l’Inhumain, qui résonne encore aujourd’hui comme une promesse inacccomplie, et en particulier avec le dernier texte qui se nomme Domus et la mégapole, le philosophe ouvre la voie vers une pensée permettant d’articuler l’humain, l’inhumain et l’ahumain dans leur entrelacement complexe.
Il n’y a pas lieu d’identifier ces trois concepts mais de les analyser comme des polarités conceptuellement solidaires et matériellement distinctes. Il s’agit, par exemple en nous reposant sur les technologies comme révélateurs, de penser les passages entre l’humain, l’inhumain et l’ahumain, mais aussi entre l’ahumain, l’inhumain et l’humain selon une circulation qui défait toute hiérarchie. Pour cela il faut retrouver les traces, par exemple de l’ahumain dans l’humain lui-même. Ceci veut dire qu’il faut s’attacher, ce qui peut sembler paradoxal au premier abord, au non-anthropologique au cœur même de l’anthropologique, non par quelque ressemblance ultime surplombant toute réalité, parce qu’alors avec un tel ordre de discours on reviendrait à un principe premier divin, mais par une autre ressemblance que nous nommons le parallélisme et qui permet de penser la ressemblance sans identité ou pour être plus précis de penser le principe de non-contradiction en abandonnant le principe d’identité, c’est-à-dire finalement de faire de la contingence la seule nécessité.
Dans le flux quadripartite qui n’est encore qu’une ébauche conceptuelle, il y a cette même tentative pour mettre en relation sans corréler les éléments, pour penser leur articulation sans les soumettre à un principe unificateur qui les dénaturerait. Nous ne pourrons jamais sortir complètement du cercle vicieux voulant que l’absolu est encore un mode de relation (non de corrélation), que le dehors est encore et toujours une position dans un espace conceptuel, que l’excentration (telle que pensée par Plessner) est un espacement, que le décentrement, s’il ne se rapporte pas à un centrement anthropologique, signale des polarités, tout comme le rapport à la mort est encore un rapport. L’absolu est encore un effet de discours, les mathématiques tout autant, ce sont l’expression d’une volonté de puissance, et si cette volonté n’est pas exclusivement humaine (chez Nietzsche la volonté de puissance est cosmologique) elle est chargée d’un certain affect. La pensée ne pense véritablement qu’en se penchant ainsi sur ses propres modalités, qu’en se retournant contre elle et non pas vers elle dans un geste d’auto-contemplation. À moins de cela le risque est important de répéter inconsciemment les structures mêmes que l’on croit dépasser.
Penser l’ontologie comme absolu signifie abandonner les naïvetés de l’opposition rigide entre en soi et pour soi car pour s’assurer d’une telle division encore faudrait-il que l’ensemble des deux soit fini, alors qu’il déborde de lui-même nécessairement par excès. Le dehors n’est pas simplement en soi ou pour moi, il est les deux à la fois, les deux qui s’échangent les rôles par des réversions rapides et incessantes. Au moment même où l’en soi est posé conceptuellement il devient pour moi. Quand je pense le pour moi il s’extériorise selon le paradoxe du sens intime et de la passivité fondamentale de l’autosensation. Je suis hanté par l’anonyme de la même manière que je ne cesse de projeter, dans la contemplation la plus intense, mes structures subjectives sur ce qui m’entoure.
Il n’y a donc pas d’en soi et de pour soi comme entités séparées, il n’y a pas même une simple solidarité entre les deux, mais des mouvements incessants, un flux que nous avons encore du mal à approcher conceptuellement. Répétons-le : les technologies contemporaines pourraient constituer un champ passionnant de recherche phénoménologique et ontologique, parce qu’à elles seules elles catalysent les paradoxes, les tensions et les polarités des passages entre l’humain (pour), l’inhumain (contre) et l’ahumain (en). Ainsi, l’infinitude des médias variables est un cas particulièrement intéressant pour comprendre comment l’absolu se produit au cœur même d’une production humaine (pour) qui est simultanément réductionniste (contre) et autonome (en).