L’anonymat hors contrôle

On sait que le réseau Internet n’est pas simplement une technologie instrumentale dont la logique serait définie par un usage. Internet est un paradigme qui s’infiltre dans nos existences bien au-delà des limites physiques du réseau. L’une des questions socio-politiques les plus importantes du réseau consiste à protéger celui-ci de la mainmise des entreprises et des gouvernements nationaux. Il y a un conflit très net entre le réseau comme chose public, qui “appartient” aux singularités individuelles, et le réseau comme objet politique, qui est contrôlé par les conglomérats économiques et politiques.

Préserver la liberté du réseau consisterait à préserver sa singularité publique, le fait qu’en n’appartenant à personne le réseau appartient à tous, non pas seulement par délibération démocratique et majoritaire, mais par une logique des multitudes où chacun le plus minoritaire soit-il a autant de voix que la majorité.

Les projets consistants à protéger Internet du contrôle étatique et économique s’élaborent principalement par des techniques d’anonymat. Il s’agit de créer un réseau dans lequel chacun reste anonyme, c’est-à-dire indétectable pendant le présent tout autant que dans la mémoire du passé. Ce serait donc un réseau sans mémoire, un réseau du pur présent, un espace étrange dans lequel si une personne revient après-coup il ne pourrait voir aucune trace de pas.

Il est très intéressant de remarquer que le hors contrôle du politique trouve sa condition de possibilité technique dans l’anonymisation c’est-à-dire dans la mise en échec des techniques d’identification qui ont été l’un des instruments du biopouvoir. Il faut interpréter cela de ce point de vue : le pouvoir en tant qu’il est compact, et quelle que soit son origine, c’est-à-dire en tant qu’il se ramasse sur lui-même et qu’il exclut les divergences des singularités, contrôle un réseau en identifiant deux espaces. L’espace du réseau et l’espace hors du réseau. C’est un tableau dans lequel,point à point, les éléments se correspondent. On peut nommer cette correspondance, la représentation. La mise en anonymat des points du réseau relève d’une logique qui défie la représentation classique, et bien évidemment il faut entendre la représentation aussi d’un point de vue esthétique, puisque les points du réseau ne correspondent pas à des existences identifiées. Cette non correspondance est ontologique, car si un échange d’informations n’est pas identifié, replié sur un utilisateur alors cette représentation n’existe pas, fut-ce potentiellement.

Mais comment peut-on estimer qu’une chose n’existe pas alors même que la distinction entre flux d’information et identification n’est que suspendue techniquement? C’est que la représentation n’est jamais quelque chose qui existe en soi, mais toujours pour autre chose. Et c’est pour cela  qu’il est si facile de la disloquer. Elle est une idéologie, une construction de l’esprit, alors même qu’elle se présente elle-même comme un rapport ontologique qui ne dépend pas de nous.

L’anonymat est donc le nom de ce qui disloque le contrôle du réseau parce qu’il effondre la relation de représentation entre des points du réseau et des points hors du réseau. Ainsi on voit deux structures rentrer en concurrence : le contrôle du pouvoir considère le réseau comme un objet, c’est-à-dire comme une structure dans laquelle ce qui rend et ce qui sort a un léger décalage, et surtout qui ne s’autosuffit pas à elle-même, qui n’est que l’image d’une autre chose. Le réseau comme objet est une substance de second ordre. Ceux qui défendent l’autonomie du réseau le considérent en fait, ou veulent le transformer, ou veulent l’apercevoir, comme une chose c’est-à-dire comme quelque chose qui est seul, qui est isolé, dont les points de devenir ne sont pas de simple représentation de points de devenir extérieurs. Cette autonomisation du réseau n’est pas sans rappeler celle qui fut défendue dans l’histoire de l’art moderne par Greenberg et d’autres. Mais à la différence de celle-ci, elle est dans le flux une coupure de la représentation c’est-à-dire du décodage, puisque les points ne peuvent plus se superposer par une logique extérieure, en ce monde il n’existe plus de calque pour faire se correspondre différent niveaux de réalité, des choses et des objets. Peut-être avons-nous compris que cette logique extérieure qui se présentait seulement comme la bonne logique, était en fait le produit de la compacité du pouvoir, c’est-à-dire de sa capacité à s’élaborer comme un langage d’autorité intériorisée par chaque individu.