L’anonymat hors contrôle
Eprouver la présence paradoxale de ce réseau immense qui nous enveloppe tout en demeurant invisible : cette toile planétaire qui relie nos solitudes, qui tisse entre les êtres des liens immatériels, et qui pourtant échappe sans cesse à notre compréhension. Internet n’est-il pas devenu l’horizon indépassable de notre époque, la texture même de notre rapport au monde ? Ce qui nous semblait jadis n’être qu’un outil s’est métamorphosé en paradigme, en grille de lecture à travers laquelle nous déchiffrons le réel lui-même.
Le réseau Internet ne saurait se réduire à une simple technologie instrumentale dont la logique serait définie par son usage : il est ce qui définit en profondeur notre condition contemporaine, s’infiltrant dans nos existences bien au-delà des limites physiques de ses infrastructures. Cette omniprésence soulève une question socio-politique fondamentale : comment protéger ce réseau de la mainmise des entreprises et des gouvernements ? N’assistons-nous pas à un conflit de plus en plus manifeste entre le réseau comme chose publique, appartenant aux singularités individuelles, et le réseau comme objet politique, contrôlé par les conglomérats économiques et les appareils étatiques ?
Je me souviens de ces premiers temps d’Internet, cette sensation grisante de liberté absolue, d’horizontalité parfaite où chaque voix, fut-elle la plus minoritaire, semblait pouvoir résonner avec la même intensité que celle de la majorité. Cette utopie originelle s’est peu à peu dissipée, laissant place à un espace quadrillé, surveillé, monétisé. Préserver la liberté du réseau consisterait à retrouver cette singularité publique, ce bien commun qui, n’appartenant à personne en particulier, appartient à tous — non pas simplement par le jeu de la délibération démocratique et majoritaire, mais selon une logique des multitudes où le plus singulier a autant de voix que le plus général.
Face à ce défi, les projets visant à protéger Internet du contrôle étatique et économique s’élaborent principalement autour des techniques d’anonymat : créer un réseau où chacun reste indétectable, tant dans le présent immédiat que dans la mémoire du passé. Ce serait donc un réseau sans traces, un espace du pur présent, une étendue étrange dans laquelle nul ne pourrait revenir sur ses pas pour reconnaître son chemin. L’anonymat devient ainsi cette condition paradoxale d’une liberté qui ne s’affirme qu’en s’effaçant, qui ne s’exprime qu’en dissimulant sa source.
N’est-il pas fascinant de constater que l’échappée hors du contrôle politique trouve sa condition de possibilité technique dans l’anonymisation, c’est-à-dire dans la mise en échec des techniques d’identification qui ont constitué l’un des instruments privilégiés du biopouvoir ? Il faut interpréter ce phénomène dans une perspective plus large : le pouvoir, en tant qu’il est compact — et quelle que soit son origine —, en tant qu’il se ramasse sur lui-même et qu’il exclut les divergences des singularités, ne peut contrôler un réseau qu’en identifiant deux espaces distincts mais corrélés : l’espace du réseau et l’espace hors du réseau. C’est un tableau dans lequel, point à point, les éléments se correspondent. Comment nommer cette correspondance sinon la représentation ?
La mise en anonymat des points du réseau relève alors d’une logique qui défie la représentation classique, et il faut bien sûr entendre “représentation” également dans son acception esthétique, puisque les points du réseau ne renvoient plus à des existences identifiées. Cette non-correspondance n’est pas simplement technique ou stratégique : elle est ontologique. Car si un échange d’informations n’est pas identifié, s’il n’est pas replié sur un utilisateur précis, alors cette représentation n’existe pas, fût-ce potentiellement.
Mais comment peut-on affirmer qu’une chose n’existe pas alors même que la distinction entre flux d’information et identification n’est que techniquement suspendue ? C’est que la représentation n’est jamais quelque chose qui existe en soi, mais toujours pour autre chose — et c’est précisément pour cette raison qu’il est si facile de la disloquer. Elle est une idéologie, une construction de l’esprit, alors même qu’elle se présente comme un rapport ontologique qui ne dépendrait pas de nous.
L’anonymat serait donc le nom de ce qui disloque le contrôle du réseau parce qu’il effondre la relation de représentation entre des points internes au réseau et des points externes à celui-ci. Ainsi voit-on deux structures entrer en concurrence : d’un côté, le contrôle du pouvoir considère le réseau comme un objet, c’est-à-dire comme une structure dans laquelle ce qui entre et ce qui sort présente un léger décalage, et surtout qui ne s’autosuffit pas, qui n’est que l’image d’une autre chose. Le réseau comme objet est une substance de second ordre, un reflet d’une réalité plus fondamentale qui serait celle des sujets identifiés.
De l’autre côté, ceux qui défendent l’autonomie du réseau le considèrent en fait — ou veulent le transformer, ou veulent l’apercevoir — comme une chose, c’est-à-dire comme quelque chose qui est seul, qui est isolé, dont les points de devenir ne sont pas de simples représentations de points de devenir extérieurs. Cette autonomisation du réseau n’est pas sans rappeler celle qui fut défendue dans l’histoire de l’art moderne par Greenberg et d’autres théoriciens du modernisme. Mais à la différence de celle-ci, elle opère dans le flux une coupure de la représentation, c’est-à-dire du décodage, puisque les points ne peuvent plus se superposer selon une logique extérieure.
Dans ce monde anonyme, il n’existerait plus de calque permettant de faire correspondre différents niveaux de réalité, des choses et des objets. N’avons-nous pas compris, au fond, que cette logique extérieure qui se présentait simplement comme la bonne logique, comme l’ordre naturel des choses, était en fait le produit de la compacité du pouvoir, c’est-à-dire de sa capacité à s’élaborer comme un langage d’autorité intériorisée par chaque individu ?
Cette lutte pour l’anonymat ne serait-elle pas, en définitive, une tentative de retrouver une liberté plus fondamentale, antérieure à l’identification, à la catégorisation, à la représentation ? Une liberté qui ne serait plus celle du sujet autonome et souverain — figure centrale de la modernité politique —, mais celle des flux impersonnels, des devenirs anonymes, des singularités pré-individuelles ? Dans les interstices de ce réseau sans mémoire, de cet espace du pur présent, se dessinerait peut-être la possibilité d’une autre politique, d’une autre manière d’être-ensemble qui échapperait aux dispositifs de capture du pouvoir.
N’est-ce pas là le paradoxe ultime de notre condition contemporaine : que la liberté la plus radicale ne puisse plus s’affirmer que dans l’effacement, que la résistance la plus efficace au pouvoir consiste non pas à lui opposer d’autres identités, d’autres représentations, mais à disparaître de son champ de vision, à devenir imperceptible ?