Hello world

Je nomme “Hello world” le caractère ontologique de l’informatique. Comment une simple phrase d’initiation à la programmation peut-elle révéler la structure fondamentale de notre rapport contemporain au monde ? De quelle manière ce fragment de code, apparemment banal, transforme-t-il silencieusement notre expérience collective du réel ? Je nomme “Hello world” le caractère profondément ontologique de l’informatique, c’est-à-dire la façon singulière et pourtant omniprésente dont l’ordinateur, par la numérisation méthodique et exhaustive des étants, par le calcul automatisé vertigineux de ces données discrètes soigneusement isolées, et par la prise de décision algorithmique qui en découle inexorablement, produit des effets tangibles et irréversibles sur le monde matériel qui nous entoure et nous constitue simultanément.

Cette formule canonique “Hello world”, qui apparaît comme la pierre angulaire de toute initiation à la programmation informatique et représente son degré d’expression le plus élémentaire, l’affichage apparemment insignifiant de texte à l’écran (comme le rappelle sobrement la documentation disponible sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Hello_world), possède une signification philosophique qui transcende largement son apparente instrumentalité pédagogique, son utilité pratique immédiate : le simple fait de dire bonjour au monde, de le saluer comme une altérité que l’on reconnaît, c’est-à-dire pour l’informatique de s’inclure délibérément dans ce monde qu’elle transforme, d’établir avec lui une relation dialogique, a des conséquences profondes et multiples, non seulement d’ordre cognitif sur notre manière d’appréhender le réel, mais aussi d’ordre matériel, physique et tangible sur la configuration même de ce monde.

Cette transition fondamentale entre la numérisation abstraite et la transformation concrète, ce passage subtil mais décisif du modèle à la réalité, nous le retrouvons déployé dans les sciences contemporaines qui, de descriptives et contemplatives qu’elles étaient dans leur configuration classique, deviennent progressivement, avec l’avènement des sciences expérimentales modernes, fondamentalement performatives, c’est-à-dire productrices de réalité. L’expérience scientifique n’est plus conçue comme une observation passive d’une nature préexistante mais constitue désormais une pratique active et interventionniste qui met délibérément en scène la réalité pour la rendre descriptible selon des paramètres préétablis, qui l’organise pour qu’elle réponde à nos questions. Le phénomène naturel est alors méthodiquement préparé, soigneusement isolé de son contexte originaire et minutieusement purifié de ses contingences jusqu’à devenir une situation idéale et abstraite qui n’est plus tout à fait une réalité physique ordinaire mais plutôt une situation intelligible artificiellement construite, convergente avec l’hypothèse initiale que le scientifique souhaite démontrer (comme l’ont brillamment analysé Prigogine et Stengers dans leur ouvrage fondamental La nouvelle alliance). Dans ce nouveau paradigme épistémologique, les comportements des systèmes physiques ne sont plus simplement décrits comme des données extérieures mais véritablement induits, inscrits, construits et produits par le dispositif expérimental lui-même.

L’informatique représente indéniablement la pierre de touche, l’élément crucial de cette ontologisation progressive de l’expérience préparée, de cette transfiguration du réel en dispositif manipulable, et cela pour deux raisons fondamentales : d’abord parce qu’elle constitue non seulement l’outil de calcul privilégié et quasi hégémonique dans la majorité des disciplines scientifiques contemporaines, définissant ainsi leur champ d’opérativité technique, l’horizon de leur efficacité ; mais aussi, et peut-être plus essentiellement encore, parce qu’elle instaure un monde idéal parallèle qui offre, fût-ce parfois fantasmatiquement, la possibilité inédite d’une répétition parfaite et indéfiniment reproductible de l’expérience, abolissant théoriquement les contingences et les imperfections du monde matériel. L’ordinateur se présente ainsi comme un univers préparé et préparatoire, un espace idéalisé où les phénomènes peuvent être isolés, contrôlés et reproduits avec une précision que le monde physique nous refuse obstinément. Derrière le “Hello world” apparemment anodin qu’affiche l’ordinateur lors de nos premiers pas en programmation, se dissimule donc une action beaucoup plus profonde qui configure préalablement puis produit effectivement le monde selon des paramètres numériques. En ce sens fondamental, l’ordinateur n’est pas un simple outil technique parmi d’autres mais s’avère résolument métaphysique dans sa nature même : il devient progressivement le principe structurant qui organise pour une part croissante notre ontologie contemporaine, notre conception implicite du monde et de notre place en son sein.

Cette puissance métaphysique de l’ordinateur découle précisément de sa capacité à simplifier univoquement les individualités complexes du monde par l’intermédiaire du code binaire (réduit à l’alternance élémentaire du 0 et du 1) et en recomposant ensuite très rapidement ces unités discrètes en ensembles plus complexes, permettant ainsi d’occulter momentanément les flux mondains, ces courants incessants de matière et d’énergie qui perturbent constamment et structurent simultanément notre perception ordinaire du réel. Cet enfouissement stratégique de la complexité originaire est paradoxalement réalisé par d’autres flux, spécifiquement numériques ceux-ci, dont les fluctuations et les turbulences répondent à un ordre tout différent, à une logique distincte de celle qui gouverne les phénomènes physiques. C’est précisément ce tour de passe-passe ontologique entre ces deux types fondamentalement hétérogènes de flux – les flux physiques du monde matériel et les flux binaires de l’information numérique – que la formule apparemment innocente “Hello world” nous permet de problématiser dans toute sa complexité philosophique.

Cette opération de traduction entre deux ordres de réalité n’est pas sans conséquence sur notre manière d’habiter le monde. Car en transformant les phénomènes complexes en séquences binaires, l’informatique ne se contente pas de représenter le réel : elle le reconfigure activement selon des paramètres qui lui sont propres. Elle instaure une médiation qui n’est jamais neutre, qui porte en elle des présupposés profonds sur la nature du réel et sur les modalités de notre accès à celui-ci. La numérisation n’est pas une simple transcription fidèle mais une véritable métamorphose ontologique qui fait passer les phénomènes d’un mode d’existence à un autre, d’une temporalité à une autre, d’une logique à une autre.

Dans cette perspective, le “Hello world” informatique peut être compris comme un événement ontologique : le moment où un certain type de réalité numérique salue le monde physique qu’elle s’apprête à transformer. Ce n’est pas un simple exercice technique mais l’affirmation d’une présence, la déclaration d’une intention d’agir sur le réel. Le code informatique ne se contente pas de décrire le monde : il le performe, il le fait advenir selon certaines modalités préétablies. Chaque ligne de code est potentiellement une restructuration du réel, une reconfiguration des possibles.

Cette dimension performative de l’informatique se manifeste dans la manière dont les algorithmes façonnent désormais notre expérience quotidienne : ils déterminent quelles informations nous sont accessibles, quelles relations sociales nous établissons, quelles possibilités économiques s’offrent à nous. L’infrastructure numérique n’est pas une simple superstructure technique ajoutée au monde social : elle en devient progressivement la condition de possibilité, le cadre structurant. Les flux numériques ne sont pas de simples représentations des flux sociaux, économiques ou culturels : ils les constituent activement, les orientent, les canalisent selon des logiques qui leur sont propres.

Pour finir cette réflexion, j’aimerais souligner, sans prétendre épuiser des débats philosophiques extrêmement spécialisés et complexes, que le caractère ontologique fondamental de l’informatique devrait logiquement nous conduire à reconsidérer en profondeur celui des mathématiques et tout particulièrement de la théorie des ensembles telle qu’elle est mobilisée dans l’œuvre influente du philosophe Alain Badiou. Celui-ci semble avoir curieusement laissé de côté dans son analyse la question de l’ordinateur comme technologie mathématique incarnée, alors même qu’il s’agit manifestement d’une machine mathématique par excellence, mais en un autre sens bien différent que celui qu’il envisage habituellement dans son système philosophique. Il existerait alors potentiellement deux mathématiques distinctes, deux régimes mathématiques parallèles mettant en relation le monde concret et l’idéalité abstraite selon des logiques fondamentalement différentes : d’une part les mathématiques théoriques que mobilise Badiou dans sa pensée de l’événement, et d’autre part les mathématiques opératoires qui s’incarnent dans l’informatique et transforment effectivement notre rapport quotidien au monde.

Cette dualité mathématique nous invite à réfléchir plus profondément à la manière dont l’abstraction numérique s’incarne dans des dispositifs concrets qui modifient notre expérience sensible. Les mathématiques ne sont plus alors simplement un langage décrivant le monde de manière plus ou moins adéquate, mais deviennent, à travers l’informatique, un principe actif de transformation du réel. Le code binaire n’est pas une simple représentation : il est une force productive qui reconfigure les possibilités d’être et d’agir dans un monde désormais médiatisé par les technologies numériques.

Cette réinscription de l’informatique dans une perspective ontologique nous oblige également à repenser la distinction traditionnelle entre théorie et pratique, entre connaissance et action. Car l’informatique, en tant qu’elle est simultanément un système de représentation et un dispositif d’intervention, brouille les frontières habituelles entre ces domaines. La connaissance informatique est toujours déjà une forme d’action, une manière de configurer le réel selon certains paramètres. Inversement, l’action informatique est toujours déjà une forme de connaissance, une manière de rendre le monde intelligible selon certaines catégories.

Le “Hello world” de l’informatique n’est donc pas un simple salut courtois adressé à un monde préexistant : c’est l’annonce d’une nouvelle configuration du réel, l’affirmation d’une présence active qui transforme ce qu’elle prétend simplement décrire. C’est l’instauration d’un dialogue asymétrique où le code ne se contente pas de représenter le monde mais contribue activement à le façonner selon des logiques qui lui sont propres. En ce sens, comprendre l’informatique comme ontologie, c’est reconnaître sa dimension profondément transformative, sa capacité à reconfigurer non seulement notre représentation du monde mais le monde lui-même dans sa matérialité et sa structure.