La grande réorientation

Un dialogue s’engage aujourd’hui, dans le contexte de l’anthropocène, sur la question de savoir si la destruction de l’environnement par la technique est immanente à celle-ci ou si elle est transcendante, cette transcendance étant fixée par la volonté humaine.

Ainsi, beaucoup défendent l’hypothèse que notre tâche consisterait à réorienter l’appareillage technique, car si celui-ci peut se révéler nocif c’est précisément parce que les finalités qu’on lui a données ont occulté ses effets. En prenant en compte la dimension environnementale, il deviendrait possible de modifier la fonction et le processus de fabrication de la technique, sa cause et ses effets donc. On retrouve cette hypothèse par exemple dans le manifeste accélérationniste : le problème ce n’est pas la technique, mais l’intention humaine qui s’y cache.

Cette conception de la technique est bien connue et elle correspond à son sens commun. La technique serait une simple production de l’être humain qui pourrait sembler s’échapper de son pouvoir seulement parce que nous en oublions les causes véritables : ramener la technique à son origine humaine ce serait pouvoir agir dessus. Il s’agirait donc par une telle réorientation de se réapproprier la causalité de la technique et faire en sorte qu’elle corresponde à une volonté explicite. Ceci correspond donc à une simple réorganisation de la causalité. La technique nous submergeait uniquement parce qu’elle serait un effet que nous prendrions pour une cause alors que nous en sommes à la cause.

Il me semble que la principale critique de cette conception instrumentale et anthropologique de la technique fut développée par Heidegger. À peine prononcé ce nom, des questions commencent à émerger. Car dans le contexte actuel, qui voit les victoires successives de ce que nous nommons encore l’extrême droite, mais qui pourrait être un phénomène nouveau, ce philosophe qui fut nazi et archinazi apparaît comme une référence  contestable. Je ne m’engagerais pas ici dans un long débat pour justifier l’usage du philosophe allemand. Mais j’aimerais immédiatement dire qu’il existe deux manières de faire par rapport à lui. La première consiste à l’exclure purement et simplement du champ philosophique en estimant qu’étant archinazi, il ne saurait être pensé par nous au-delà ou en deçà de cet horizon. Le risque de cette exclusion c’est que la pensée de Heidegger soit utilisée par nos ennemis. L’autre hypothèse consiste, ne semble-t-il, à ne jamais oublier qu’il fut nazi, sans jamais se dénier, et à tenter de déconstruire et d’évaluer certaines de ces propositions dont les potentialités méritent d’être encore développées. Je crois qu’il faut en ce sens réimaginer Heidegger comme le firent, chacun à leur façon, Catherine Malabou et Reiner Schurmann. Disant cela, je sais bien que mon propos est totalement insuffisant, mais tout du moins je souhaitais signaler que je ne mets aucunement cette question de côté, elle est bien au contraire centrale, mais ne saurait à mon avis impliquer une exclusion qui pourrait s’apparenter à une occultation.

Ceci étant dit, en relisant plusieurs textes de Heidegger, force est de constater l’incroyable résonance que son propos a par rapport à l’époque actuelle. Il a sans doute été celui qui a proposé la déconstruction la plus radicale de la technique et de son impact ontologique autant que matériel, en montrant que ce qui nous semble aller de soi, c’est-à-dire l’instrumentalité de celle-ci, est en fin de compte une construction complexe et sédimentée. Je crois qu’on peut tirer de cette déconstruction l’idée suivant laquelle l’instrumentalité, qui privilégie dans la causalité technique la cause anthropologique, est elle-même, d’un point de vue idéologique, technique en tant que causalité linéaire. Ceci veut dire qu’en voulant réorienter la technique, on ne ferait finalement que répéter sans le savoir la structure sous-jacente à celle-ci qui a comme implication une relation au monde problématique. il faudrait relire les textes de Heidegger sur la technique, mais aussi sur Aristote et la relation entre la forme et la matière pour bien comprendre quel usage nous pouvons en faire.

Ainsi l’hypothèse suivant laquelle il suffirait de réorienter la technique pour mettre en œuvre la transition écologique ou une réaffectation plus radicale de la logistique, semble ne pas aller assez loin dans la réflexion. Car il y a dans cette hypothèse de la réaffectation, un privilège accordé à l’intentionnalité et à la volonté : il suffit de vouloir pour faire. Or cette volition, en ce qu’elle croit qu’elle peut modifier le monde, provoque la Terre dans son épuisement et dans notre extinction. Le monde est une forme donnée à la matière Terre. Si nous voulons agir, nous devons nécessairement remonter le fil de nos conceptions et déconstruire qui nous semble aller de soi, car la technique, si elle est effectivement un produit de l’intention humaine, produit également cette intention en constituant un contexte, selon des boucles de rétroaction que nous ne saurions défaire comme si nous en étions des observateurs extérieurs.

Il y a une ambivalence profonde de Heidegger par rapport à la technique. D’un côté, il rend responsable l’idéologie de la technique de la destruction industrielle du monde. De l’autre, il estime dans certains textes que c’est une nouvelle pensée de la technique qui peut nous permettre d’ouvrir un tournant. Il n’est pas fondamentalement un penseur anti-technique, mais le penseur d’une technique déconstruite et reconstruite. Il s’agit donc de désimplifier la technique, de lui donner toute sa profondeur et tout son enracinement pour comprendre que dans les idées qui semblent les plus évidentes, c’est-à-dire son usage instrumental, il y a une idéologie qui nous surdétermine et rend inextricable le destin de la technique, du monde et de la Terre.

Ainsi l’alternative entre la réorientation volontariste de la technique et le pessimisme inactif et nihiliste doit être dépassée. Il s’agit là d’une fausse alternative. Ce qui importe de comprendre c’est notre surdétermination et d’ainsi accroître notre liberté qui est fondée sur la compréhension de la nécessité, et non sur une action insouciante de ses propres conditions de possibilités.

On pourrait penser que cette exigence réflexive ne prend pas en compte le temps qu’il nous reste et qui semble se réduire chaque jour. À moins de ce temps pris et de ce temps de pensée, à moins de cette réflexion, il me semble évident que nous reproduirons la volonté de puissance qui déchaîne une destruction de l’environnement.

Si je comprends les intentions de certains théoriciens dans le fait de vouloir agir par rapport à la crise climatique en proposant des solutions et en ne se laissant pas aller à des accès d’humeurs romantiques ou nihilistes, le risque est grand de rester dans les structures mentales fondamentales du monde entendu comme travail et comme énergie. Pour résoudre cette idéologie du monde, il nous faut remonter le fil conducteur de l’histoire, en tant que celle-ci se réserve encore, et de reconstruire, étape après étape, le point où nous sommes arrivés : la généalogie de notre avenir et non pas le fantasme d’un futur qui se réduirait à l’héroïsme de notre volonté. Là encore, il faut souligner que Heidegger a effectué un travail essentiel sur cette histoire et a réussi à nous donner des éléments de réponse à la question de savoir quelle est la conception qui s’enracine en nous et qui nous pousse à occuper et à utiliser le monde de cette façon. Sans doute est-il de sa responsabilité, lui qui je crois savais parfaitement qu’elle allait être son importance historique, de ne pas avoir travaillé sérieusement sur les conséquences désastreuses de son engagement radical dans le nazisme allemand. Ceci nous donne une responsabilité importante quant au devenir de cette pensée si riche pour comprendre quel est le monde que nous avons construit en Occident et pour quelle raison, d’une manière si profonde, si complexe, nous régnions sur le monde de cette façon tout en détruisant les conditions de ce règne.