Le bruit de fond du monde-réseau

La plupart du temps nous ne faisons rien sur Internet, rien de particulier. Nous y restons, nous regardons à peine notre fenêtre. Nous travaillons, plus ou moins. Mais il nous la faut cette fenêtre flottante. Elle constitue un bruit de fond, twitter et facebook, nuées d’informations de toutes sortes, comme si par elle nous restions liés au monde.

Cette présence minimale à l’écran, ce “rien de particulier” que nous y faisons, mérite qu’on s’y attarde. N’est-ce pas précisément dans ce rien apparent que se joue quelque chose d’essentiel à notre condition contemporaine ? Cette fenêtre constamment ouverte sur le flux du monde, nous l’habitons d’une façon étrange : ni pleinement attentifs, ni complètement absents. Nous flottons à sa surface, dans un entre-deux de la conscience où l’information ne cesse de passer sans jamais véritablement nous atteindre. Pourtant, cette navigation distraite, ce flottement perpétuel s’avère indispensable, comme si notre psychisme ne pouvait plus désormais se passer de ce bruit blanc, de ce murmure ininterrompu qui nous maintient dans un sentiment ténu mais persistant d’appartenance au monde.

La fenêtre numérique fonctionne ainsi comme un cordon ombilical invisible, nous reliant à un dehors que nous ne regardons même plus vraiment mais dont la présence virtuelle nous rassure. Ce qui compte n’est pas ce qui s’y affiche, mais qu’elle soit là, ouverte, disponible – possibilité permanente d’une connexion qui n’a pas besoin de s’actualiser pour produire ses effets. Le paradoxe de cette présence-absence est qu’elle semble nous ancrer dans le monde tout en nous en détachant, nous rendant simultanément plus connectés et plus distants.

Sans doute faudrait-il reprendre ici le fil conducteur de l’analyse qu’Heidegger a mené sur le monde ambiant (Umwelt) et l’associer à ces nouveaux bruits que sont ceux du réseau, pour comprendre combien cet arrière-plan la plupart du temps silencieux, mais d’un silence qui gronde, structure de part en part notre être-au-monde, notre relation à autrui et notre subjectivation. Il faut comprendre ce qu’il y a de si indispensable dans ce “rien” du réseau, car lorsque le réseau s’arrête nous paniquons comme si brutalement toute notre solitude remontait à la surface, solitude sur laquelle nous flottions avec l’aide du bruit de fond du réseau.

La référence à Heidegger ouvre ici une voie féconde. Le monde ambiant (Umwelt) dont il parlait désigne cet environnement familier, préréflexif, dans lequel nous sommes toujours déjà plongés avant toute prise de conscience explicite. Ce n’est pas un décor extérieur mais la texture même de notre habitation au monde. Or, n’est-ce pas exactement le rôle qu’a pris le réseau dans notre existence ? Il constitue désormais notre nouvelle ambiance, l’arrière-plan permanent sur lequel se détache toute expérience.

Ce “silence qui gronde” du réseau – formule magnifique qui capture la présence sourde mais insistante de cette connectivité perpétuelle – est devenu l’élément même dans lequel baigne notre conscience. Un élément paradoxal : à la fois bruyant et silencieux, présent et inaperçu, saturé de signes et pourtant vide de sens déterminé. La panique qui nous saisit lorsque la connexion s’interrompt révèle la profondeur de cette dépendance : ce n’est pas simplement un outil qui nous manque, mais une dimension constitutive de notre être-au-monde qui s’effondre brusquement.

Cette coupure fait remonter à la surface “toute notre solitude” – comme si celle-ci avait toujours été là, sous-jacente, maintenue à distance par le flux rassurant du réseau. Le bruit de fond numérique fonctionne ainsi comme un dispositif anti-angoisse, un voile jeté sur le vide que nous soupçonnons au cœur de notre existence. Non pas qu’il comble ce vide, mais il le recouvre d’un bruissement continu qui nous permet d’oublier sa béance. C’est peut-être là que réside ce qu’il y a de “si indispensable dans ce ‘rien’ du réseau” : il nous préserve de la confrontation avec notre propre néant.

Par cette fenêtre nous n’accédons que rarement à des informations importantes, nous accédons plutôt à l’indétermination du monde : dans la rue, nous croisons des anonymes, nous entendons des conversations dont nous ne comprenons que des brides, nous voyons des situations nous nous ne saisissons ni les tenants ni les aboutissants, et pourtant cette marche urbaine est indispensable en ce qu’elle est constitutive d’un rapport ontique et indéterminé. Il faut que ce soit flottant pour que nous puissions prendre place, n’importe quelle place et qu’ainsi une contrée libre s’ouvre : le possible. L’indétermination de ce monde n’est donc pas une lacune, elle est un flottement dont notre système perceptif a radicalement besoin pour s’orienter sans repère dans ce qui vient et qui est encore inconnu.

Cette analogie entre la navigation sur Internet et la déambulation urbaine est particulièrement éclairante. Dans les deux cas, nous sommes immergés dans un flux de stimuli partiellement incompréhensibles, dans une profusion de signes dont nous ne saisissons que des bribes. Et c’est précisément cette incomplétude, cette indétermination qui s’avère constituante. Le “rapport ontique et indéterminé” dont il est question ici désigne cette relation fondamentale à un monde qui n’est jamais totalement transparent, jamais entièrement maîtrisable, et qui, par cette opacité même, ouvre l’espace du possible.

Car c’est bien là le paradoxe : l’indétermination n’est pas un défaut du monde qu’il faudrait corriger par plus d’information, plus de transparence, plus de contrôle. Elle est au contraire la condition même de notre liberté, de notre capacité à “prendre place, n’importe quelle place”. Sans ce flottement, sans cette marge d’indécision et d’incompréhension, nous serions prisonniers d’un monde entièrement déterminé, d’un destin tout tracé. Le flou, l’imprécis, l’incertain constituent l’étoffe même de notre liberté.

Cette valorisation de l’indétermination comme ouverture du possible nous invite à repenser radicalement notre rapport au numérique. Et si la vraie valeur de ces flux incessants d’informations n’était pas dans leur contenu, mais dans le bruit de fond qu’ils génèrent ? Et si l’essentiel n’était pas ce que nous lisons sur nos écrans, mais cette présence diffuse, cette rumeur du monde qui nous enveloppe et nous maintient dans une relation flottante avec ce qui nous entoure ?

Car le réseau, dans cette perspective, n’est plus simplement un outil de communication ou d’information : il devient le médium même de notre rapport au monde, l’élément dans lequel se déploie notre sensibilité. Il ne s’agit pas tant d’y chercher des certitudes que d’y cultiver une forme d’attention flottante, une disponibilité à l’imprévu, à l’inattendu. Cette navigation distraite, cette présence-absence à l’écran que nous pratiquons quotidiennement pourrait alors apparaître non comme un déficit d’attention, mais comme une forme particulière de présence au monde – moins focalisée, moins intentionnelle, mais peut-être plus ouverte aux surgissements de l’inconnu.

L’indétermination numérique rejoint ainsi paradoxalement l’indétermination originaire du monde vécu. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à un excès, à un trop-plein qui déborde nos capacités d’assimilation et de compréhension. Mais c’est précisément cet excès, cette surabondance qui garantit que tout n’est pas joué d’avance, que l’avenir reste ouvert. Le “flottement dont notre système perceptif a radicalement besoin” n’est pas un luxe ou un supplément : il est la condition même de notre habitation au monde, de notre capacité à “s’orienter sans repère dans ce qui vient et qui est encore inconnu”.

Ainsi, le “rien” que nous faisons sur Internet, cette présence minimale et distraite à nos écrans, pourrait bien être l’expression d’une sagesse intuitive, d’une adaptation spontanée à la condition numérique. Moins qu’une perte de temps ou une addiction stérile, il s’agirait d’une forme inédite d’être-au-monde, où le bruit de fond du réseau vient prolonger et amplifier le bruissement originel du réel. Une façon de flotter à la surface du monde, ni complètement immergé ni totalement détaché, maintenant ouverte la possibilité même de l’événement, de la surprise, de la rencontre.

Car c’est peut-être là que réside le secret de notre attachement à cette “fenêtre flottante” : elle préserve, au cœur même de nos existences surconnectées, une forme d’indétermination sans laquelle nous ne saurions être libres. Derrière l’apparente futilité de nos navigations distraites se cache peut-être l’intuition profonde que c’est dans ce “rien”, dans cet espace vacant et indéfini, que se joue encore la possibilité d’un avenir non écrit.