Flux et quantité

Pendant des années, un désir a persisté : celui d’accumuler des médias en quantité vertigineuse, de construire des structures arborescentes si vastes qu’aucun regard ne pourrait en faire le tour complet. Cette ambition s’accompagnait d’une volonté de faire varier l’agencement de ces médias selon un principe d’aléatoire contrôlé, rendant leur structure fondamentalement imprévisible. L’horizon de cette démarche consistait à imaginer une fiction dépourvue de narration traditionnelle, c’est-à-dire dotée d’une architecture qui déborderait la maîtrise même de sa structure – paradoxe d’une programmation logique produisant des effets qui échappent à la logique.

Cette quête soulève des questions : s’agissait-il du désir d’une œuvre totale et illimitée ? Quelle pulsion profonde motivait cette production d’une quantité si considérable qu’elle devenait, par nature, inabordable ? Ces interrogations touchent aux limites mêmes de notre rapport aux images dans un monde saturé de représentations.

Le projet “Sur Terre” a marqué l’apogée de cette logique de l’excès labyrinthique, tout en révélant ses limites intrinsèques. Ce projet, d’une ambition démesurée, rassemblant plus d’un million de médias, a constitué un certain échec – du moins dans sa conception initiale. L’édifice technique s’effondrait à chaque tentative, révélant une fragilité structurelle qu’il aurait été difficile d’anticiper sans s’y confronter concrètement. Cette expérience, avec ses difficultés, s’est révélée néanmoins précieuse pour comprendre les raisons de cet échec et en tirer des enseignements fertiles.

De la quantité au flux

Cette confrontation aux limites a permis une clarification essentielle : la question fondamentale n’était pas celle de la quantité brute des médias discrets, mais celle du flux. Notre époque nous submerge d’informations, chacun se trouvant débordé par ce flot continu. Dans le domaine artistique, il reste bien sûr possible de continuer à produire des images comme si cette situation n’existait pas, mais une telle démarche risque de frôler la vacuité. Produire une image aujourd’hui, n’est-ce pas simplement en ajouter une à un stock déjà excessif ?

Cette réflexion invite à reconsidérer la démarche du Pop Art, non plus simplement comme une appropriation de la culture populaire, mais comme une stratégie de transformation de la fonction même de l’art : non plus créer des images ex nihilo, mais faire circuler différemment des images déjà existantes. Cette relecture historique éclaire d’un jour nouveau les démarches contemporaines qui s’inscrivent dans l’économie des flux informationnels.

L’enjeu devient alors de plonger dans ce flux sans pour autant y participer en ajoutant encore des images inconsistantes à d’autres images inconsistantes. Il s’agirait plutôt d’en soustraire certaines ou de modifier radicalement leurs structures pour produire des images non pas quantitativement mais qualitativement illimitées – mettre le spectateur face à une image qu’il ne pourra jamais saisir dans sa totalité, rendre la perception consciente de cet écart entre ce qui est disponible à la perception et ce qui sera effectivement perçu. Cette démarche rejoue la tension entre discrétion et continuité des percepts dans la structure même des images, dans leur architecture profonde.

Hisland

La série “Hisland” incarne cette évolution conceptuelle, progressant jour après jour vers une forme qui se transforme constamment. Son évolution tend vers un point où les images ne seront plus fixées à l’avance mais adviendront selon des principes dynamiques. Cette approche se distingue nettement d’une esthétique générative low-tech, ces images désormais trop familières où primitives, vecteurs et pixels s’agitent sans véritable signification.

L’ambition est plus profonde : permettre au spectateur d’entrer dans un monde, de courir le risque d’une imagination qui n’est plus structurée par une finalité prédéterminée, par une résolution anticipée. Il s’agit de rester au sein même des tensions qui individuent les images, qui les font advenir dans un processus continu. Cette approche nous rapproche d’une persistance de la genèse, où l’œuvre existe moins comme objet achevé que comme processus en cours de déploiement.

Institutions, collections et flux

Cette question de la temporalité du flux entretient des relations significatives avec ce qui distingue une exposition publique d’une collection privée. Dans le cadre institutionnel, le spectateur ne fait généralement que passer, évaluant l’œuvre selon le temps limité de son passage. En quelques minutes, parfois quelques secondes seulement, l’œuvre doit parvenir à l’affecter significativement. Cette contrainte temporelle impose souvent une certaine simplicité, le visiteur n’ayant pas le temps de s’attarder face à la multitude d’œuvres qui sollicitent son attention.

La perception change radicalement dans un contexte privé, comme un appartement où la relation entre l’œuvre et celui qui la regarde devient quotidienne. Cette saisie rapide qui fonctionnait dans l’espace d’exposition peut alors s’épuiser, le collectionneur voyant et revoyant jour après jour la même œuvre. Un effet trop immédiat risque de lasser rapidement. Certaines œuvres échappent à cet épuisement, leur richesse plastique et leurs tensions formelles ne se laissant jamais entièrement résoudre par la perception. Mais le plus souvent, l’œil appauvrit progressivement l’image qui, vue la première fois dans l’étonnement, sera reconnue dans la répétition de sa présence.

Comment une œuvre habite-t-elle la perception dans un espace domestique ? Peut-elle hanter ce lieu comme un hôte étranger, toujours présent mais jamais tout à fait à sa place ? Ces questions touchent à l’expérience intime de la cohabitation avec l’art, à cette familiarité qui peut paradoxalement dissoudre la puissance de l’étrangeté esthétique.

L’esthétique du flux apporte une réponse inédite à ces questions. Le changement n’opère plus seulement au niveau de la perception qui tenterait de renouveler son travail d’interprétation (voir et revoir comme si c’était la première fois), mais s’inscrit dans la matière même de l’œuvre, dans le référent lui-même. L’œuvre, tout en conservant un fil conducteur identifiable, peut évoluer temporellement, changer de forme selon des principes internes.

Ce changement ne se manifeste pas comme une alternance binaire entre tout et rien, mais plutôt comme une variation selon un modèle implicite. Cette variation définit un spectre de possibilités, avec ses minima et maxima, à l’intérieur duquel de nombreux agencements peuvent se manifester. L’œuvre existe alors moins comme objet stable que comme champ de potentialités en constante reconfiguration.

Cette approche ne cède pas pour autant à l’utopie d’une “œuvre-devenir” absolue, comme si quelques lignes de code pouvaient engendrer une entité véritablement vivante, évoluant de manière totalement autonome. L’ambition est à la fois plus modeste et plus intense : la variation se manifeste comme différence dans la répétition. Ces travaux conservent une identité reconnaissable – si l’on n’y voit pas toujours exactement la même chose, c’est néanmoins la même atmosphère qui y règne, le même flux qui les traverse.

L’infra-mince et la différenciation du modèle

La place de la variation se situe dans ce que Duchamp nommait l’infra-mince, cette dimension subtile où s’inscrit la trace que laisse la répétition sur elle-même. Tout se passe comme si une différence pouvait s’effectuer au sein même de l’identité, c’est-à-dire dans le modèle qui structure l’œuvre. Ces travaux programmés reposent bien sur un modèle, mais non pas au sens platonicien traditionnel qui garantirait l’identité absolue de l’œuvre à elle-même.

Le modèle informatique semble paradoxalement mettre en doute le principe d’identité, précisément parce qu’il se trouve à la source d’une variation, d’une différenciation qui, en permettant un changement d’intensité, ouvre la perception à elle-même. Cette caractéristique transforme radicalement notre relation aux images programmées, qui ne sont plus des objets stables mais des processus en déploiement constant.

Cette configuration soulève une question : que signifie voir et revoir jour après jour non pas un tableau à l’interprétation potentiellement infinie, non pas un film au flux machinique avec son début et sa fin déterminés, mais un ensemble de médias variants ? Quelle empreinte cette expérience laisse-t-elle sur le corps et sur la conscience perceptive ?

Cette question reste délibérément ouverte, comme une invitation à expérimenter personnellement cette relation transformée aux images, cette temporalité alternative où la répétition n’est jamais tout à fait identique à elle-même, où la différence s’inscrit au cœur même de la familiarité. L’esthétique du flux nous propose ainsi une voie pour habiter différemment notre relation aux images dans un monde saturé de représentations, en nous rendant sensibles aux variations infinitésimales qui constituent peut-être l’essence même de notre expérience perceptive contemporaine.