Flux variable et fluidification absolue
Il faut distinguer au moins deux significations des flux. La première nous la nommons « fluidification ». Elle consiste en une fluidité continuelle, sans entrave, sans rupture. Son domaine de prédilection est l’économie et le politique. Elle constitue la plupart du temps un mot d’ordre qui exige qu’on fluidifie, c’est-à-dire qu’on rende fluide ce qui ne l’est pas. La seconde nous la nommons « flux », elle n’est pas continuelle, elle est ponctuée de ruptures, de rythmes, de montées et de descentes. Elle ne peut pas être un mode ordre mais simplement un état de fait donc on ne peut anticiper l’avenir.
Une soirée d’été où, assis au bord d’une rivière de montagne, j’observais le jeu complexe des courants : ici l’eau s’écoulait paisiblement, là elle tourbillonnait autour d’un rocher, plus loin elle s’écrasait en écume contre une paroi avant de reprendre sa course sinueuse. N’était-ce pas l’image même du flux dans sa seconde acception ? Cette irrégularité fondamentale, cette alternance imprévisible entre calme et turbulence, entre continuité et rupture : voilà ce qui caractérise le flux naturel. À l’inverse, les canaux artificiels qui parfois détournent ces rivières pour alimenter les centrales hydroélectriques ou irriguer les champs, avec leurs parois lisses et leur débit régulé, n’incarnent-ils pas parfaitement cette logique de fluidification que l’économie contemporaine érige en idéal ? Régulation, optimisation, élimination des obstacles : tout se passe comme si notre modernité était hantée par le fantasme d’un monde sans accroc, sans résistance, sans contingence.
Ces deux significations, on le comprend aisément, sont opposées. Il y a d’un côté tout ce qui relève de l’exigence libérale. Il y a de l’autre une structure beaucoup plus complexe, discrète et tout à la fois continue, impossible à saisir ou à capter. On peut même penser que la fluidification consiste finalement à annihiler les flux, c’est-à-dire à réduire au maximum le résiduel que ce soit dans le mouvement ou dans la fixité alternés.
Comment ne pas voir dans cette opposition le symptôme d’une tension plus profonde, celle qui travaille notre rapport au monde et au temps ? D’une part, l’idéal d’une maîtrise totale, d’une prévisibilité absolue, d’une transparence sans ombre ; d’autre part, l’expérience vécue de l’imprévisible, du discontinu, de l’opaque. La fluidification comme projet s’inscrit dans cette longue histoire de la rationalisation technique du monde : elle cherche à éliminer tout ce qui, dans le réel, résiste à la modélisation, à la planification, à l’anticipation. Elle rêve d’un monde sans surprise, sans accident, sans événement. Mais n’est-ce pas précisément dans cette résistance du réel, dans ces ruptures et ces discontinuités que se loge la possibilité même d’une expérience authentique ? Les flux, dans leur irrégularité essentielle, ne préservent-ils pas quelque chose de l’altérité irréductible du monde, de sa capacité à nous surprendre, à nous dérouter, à nous émouvoir ?
Toutefois, il faut aller plus loin que cette simple opposition et apercevoir dans ces deux termes, des polarités qui entretiennent toujours des rapports dialectiques au sens de Walter Benjamin. Afin de démontrer que le mot d’ordre de la fluidification n’est pas sans rapport avec les flux, il faut plonger dans l’histoire complexe et stratifiée des flux comme nature, comme corps, comme technique.
Cette dialectique subtile traverse toute notre modernité : la fluidification ne surgit pas ex nihilo, elle s’inscrit dans une certaine expérience des flux naturels qu’elle cherche simultanément à imiter et à domestiquer. Pensons à la manière dont les ingénieurs hydrauliques de la Renaissance étudiaient minutieusement les tourbillons et les remous avant de concevoir leurs canaux et leurs écluses : il s’agissait moins d’abolir les propriétés inhérentes aux fluides que de les comprendre pour mieux les canaliser, les orienter, les exploiter. De même, les premiers théoriciens de l’économie politique ne comparaient-ils pas la circulation des marchandises et de la monnaie à celle du sang dans le corps ? Cette métaphore organique révèle une ambivalence fondamentale : le modèle idéal de la circulation économique s’inspire des flux naturels tout en cherchant à les purifier de leur contingence, de leur irrégularité essentielle.
Je me rappelle avoir visité une usine automatisée où des capteurs innombrables mesuraient en temps réel les flux de matières, d’énergie, d’informations : tout semblait s’y dérouler dans une parfaite fluidité, sans heurt ni interruption. Et pourtant, l’ingénieur qui nous guidait évoquait avec une certaine anxiété les « aléas de production », ces moments imprévisibles où une panne, une défaillance, une variation soudaine venait perturber l’ordre soigneusement planifié. N’y avait-il pas, dans cette inquiétude même, l’aveu implicite que la fluidification parfaite demeure un horizon inaccessible, constamment menacé par le retour du flux dans sa dimension chaotique et imprévisible ? Comme si le rêve de fluidité absolue ne pouvait jamais complètement exorciser le spectre de la contingence qu’il cherche pourtant à conjurer.
Le risque est grand quand on aborde cette question des flux de simplement s’opposer au régime actuel de la fluidification, de développer un discours emphatique voyant dans le continuel quelque chose de la transparence, de l’immédiateté, de l’instantanéité que des théoriciens comme Virilio ou Baudrillard avaient thématisés en leur temps. Il faut en ce sens fonder l’ennemi des flux, la fluidification, sur la logique des flux eux-mêmes et voir combien finalement cette fluidification rend plus dialectique encore les flux.
Cette mise en garde est essentielle : elle nous interdit le confort d’une opposition simple, où il suffirait de valoriser le discontinu contre le continu, l’irrégulier contre le régulier, le naturel contre l’artificiel. La critique de la fluidification ne peut se contenter d’être nostalgique ou réactionnaire ; elle doit saisir la complexité des rapports entre ces deux logiques, leur interpénétration constante, leurs tensions productives. Car la fluidification, en cherchant à éliminer les rugosités du réel, ne fait-elle pas que déplacer le problème, repousser les limites, créer de nouvelles formes de discontinuité ? Les embouteillages sur nos autoroutes, les crashs boursiers, les black-outs énergétiques : tous ces phénomènes ne témoignent-ils pas de la résurgence paradoxale des flux dans leur dimension chaotique au cœur même des systèmes censés les fluidifier ? Plus une société s’organise autour de l’idéal de fluidité parfaite, plus elle devient vulnérable aux ruptures, aux accidents, aux catastrophes : voilà le paradoxe qu’il nous faut penser.
On comprend dès lors que le critère pour déterminer la qualité des flux et pour en approcher la définition la plus singulière ne consiste absolument pas dans son caractère continu. Il faut plutôt entendre dans les flux quelque chose qui relève au contraire de la discontinuité, d’une contingence qui est la seule nécessité pensable. Des ruptures de rythme, des tempos imprévisibles, une musique dont on ne connaît pas la suite. Cette musique est ponctuée de silence, puis elle reprend, tout se passe comme si elle ne répondait à aucune règle préétablie et pourtant comme si elle était organisée, structurée en l’absence même de structure.
Comment ne pas évoquer ici les grandes traditions musicales qui ont fait de l’improvisation leur principe créateur ? Le jazz, certaines musiques traditionnelles d’Afrique ou d’Asie : n’incarnent-elles pas précisément cette logique du flux authentique, où la structure n’est jamais donnée a priori mais émerge dans le mouvement même, dans l’interaction entre les musiciens, dans le dialogue entre continuité et rupture ? Je me souviens d’avoir assisté à une performance de free jazz où les musiciens semblaient naviguer sans carte ni boussole, s’abandonnant aux courants imprévisibles de l’inspiration collective : moments d’intensité fulgurante suivis de plages de silence contemplatif, crescendos vertigineux et brusques interruptions, consonances harmonieuses surgissant au cœur même de la dissonance. N’était-ce pas là l’expression artistique parfaite de ce que peut être un flux véritable ? Non pas l’écoulement régulier et prévisible d’une musique entièrement écrite, mais cette aventure risquée où chaque instant porte en lui la possibilité de l’inattendu, où la structure n’abolit pas l’événement mais au contraire le rend possible.
Cette dimension événementielle des flux authentiques traverse également notre expérience du temps : contre la fluidification qui rêve d’un temps homogène, quantifiable, manipulable à volonté, les flux nous rappellent l’irréductible hétérogénéité de la durée vécue. Certains instants semblent s’étirer indéfiniment tandis que d’autres filent à toute vitesse ; certaines périodes de notre vie nous paraissent denses, saturées d’expériences et de sensations, tandis que d’autres semblent presque vides, transparentes. Cette arythmie fondamentale du temps vécu résiste obstinément à tous les dispositifs de chronométrage, à toutes les tentatives de rationalisation temporelle qui constituent pourtant l’armature de nos sociétés contemporaines. Les flux, dans leur dimension existentielle, préservent ainsi quelque chose d’une temporalité non instrumentale, d’une durée qui ne se laisse pas réduire à la succession mécanique des instants.
Ces deux flux entretiennent des rapports forts différents au langage. Tandis que la fluidification est un mot d’ordre, une opération toujours à effectuer : éviter les grumeaux, les ruptures, les sauts, les flux quant à eux ne sont pas seulement contenus dans le langage. Ils existent hors de nous, et c’est cette indépendance qui peut être produit l’irrégularité et son caractère turbulent.
N’est-ce pas là la différence essentielle ? La fluidification relève du performatif, de l’injonction, du projet ; elle s’inscrit entièrement dans l’ordre du discours et de la volonté. Les flux, eux, excèdent toujours nos catégories et nos intentions ; ils appartiennent à l’ordre des phénomènes, de ce qui advient indépendamment de notre volonté. Pensons à la manière dont le langage lui-même, dans sa dimension poétique, manifeste cette tension : d’un côté, la communication instrumentale qui rêve de transparence absolue, d’adéquation parfaite entre le mot et la chose ; de l’autre, la parole poétique qui joue avec les ruptures de sens, les silences, les ambiguïtés, qui fait surgir dans la langue même quelque chose qui résiste à l’appropriation, à la maîtrise.
Cette extériorité des flux par rapport au langage nous renvoie à une expérience fondamentale : celle de notre inscription dans un monde qui n’est pas réductible à nos représentations, à nos projets, à nos discours. Les flux nous confrontent à cette altérité irréductible du réel, à sa capacité de nous surprendre, de nous déborder, de déjouer nos anticipations. Ils nous rappellent que nous ne sommes pas les maîtres absolus du monde, que notre puissance technique et cognitive se heurte toujours à la résistance opaque des choses, à leur existence indépendante de nous.
Je me souviens d’une promenade dans une forêt dense après plusieurs jours de pluie : le sol spongieux sous mes pieds, les ruissellements innombrables qui striaient les troncs d’arbres, les nappes de brume flottant entre les branches, tout évoquait un monde saturé d’humidité, traversé par des flux visibles et invisibles. Ces flux n’étaient pas là pour moi, ils n’attendaient pas mon regard pour exister ; ils manifestaient une logique propre, indifférente à mes perceptions, à mes catégories, à mes attentes. N’est-ce pas précisément cette indifférence qui constitue paradoxalement la richesse de notre expérience du monde ? Si tout était toujours déjà ordonné selon nos schèmes, si rien ne résistait jamais à notre compréhension, à notre maîtrise, le monde ne serait-il pas étrangement pauvre, prévisible, ennuyeux ?
La dialectique entre flux et fluidification nous invite ainsi à repenser notre rapport au monde dans toute sa complexité : ni nostalgie romantique d’une nature sauvage et intouchée, ni adhésion naïve aux promesses d’une maîtrise technique totale, mais plutôt attention vigilante aux tensions créatrices, aux équilibres fragiles, aux modulations subtiles qui caractérisent notre inscription dans un monde simultanément donné et construit, subi et façonné. Peut-être est-ce dans cette tension même que se joue la possibilité d’une expérience authentique, d’un rapport au monde qui ne sacrifie ni la puissance transformatrice de la technique ni la résistance irréductible du réel à toute appropriation définitive.
Ce qui se dessine alors, c’est une éthique et une esthétique des flux qui ne seraient pas simplement l’envers négatif de la fluidification, mais plutôt une manière attentive de naviguer dans un monde traversé de rythmes hétérogènes, de temporalités diverses, d’intensités variables. Une sagesse qui ne prétendrait pas abolir les discontinuités mais apprendrait à les habiter, à y reconnaître non des obstacles à éliminer mais des occasions de rencontre avec l’altérité du monde. Une pensée qui saurait lire dans les turbulences et les remous non le signe d’un échec de la rationalité mais la manifestation d’une richesse irréductible à nos schèmes, d’une complexité qui excède toujours nos modèles sans pour autant nous condamner à l’impuissance ou à la passivité.
Les flux nous enseignent ainsi une forme paradoxale d’attention : ni volonté de maîtrise, ni abandon à la pure passivité, mais plutôt disponibilité active à ce qui advient, capacité à accompagner les mouvements du monde sans prétendre les déterminer entièrement. N’est-ce pas en définitive ce que nous recherchons dans toute expérience esthétique digne de ce nom ? Cette participation qui n’est pas fusion, cette réceptivité qui n’est pas dissolution, cette intelligence des rythmes qui sait percevoir l’ordre secret dans le chaos apparent et le désordre fertile dans l’ordre apparent. Les flux nous invitent ainsi à une sagesse de l’entre-deux, attentive aux passages, aux transitions, aux métamorphoses qui constituent la trame même de notre existence incarnée dans un monde en perpétuel devenir.