Flux : entre fiction et narration

Il faut distinguer ce qui relève de la visualisation du flux (http://infosthetics.com) des fictions du flux (http://mouchette.org).

Les premières malgré leurs habilités visuelles (http://packetgarden.com) jouent sur la scène de la représentation et de la traduction des données (visualiser quelquechose, des chiffres, sous une autre forme, des images par exemple). Et en ce sens, elles rentrent dans la tradition de la citation et de l’auto-référentialité (car ce flux traduit reste du flux). Ainsi Mathieu Laurette et sa répétition médiatique. Ainsi tous les projets permettant de voir le flux internet en extirpant des informations esthétiquement “utiles”.

C’est la fameuse notion de Zeitgeist dont l’usage s’est aujourd’hui étrangement généralisé sur Internet pour désigner l’esprit du temps, la quantification et la visualisation à un moment donné de certaines données interprétables. Le Zeigeist c’est une coupe temporaire dans le flux, un décodage si vous préférez, qui dit ce qu’est le flux à un moment donné, donc ce que sont les esprits. On peut ainsi obtenir un effet impressionnant de masse, avoir le sentiment de sentir ce Zeitgeist, cette communauté silencieuse du réseau, comme si nous entendions les murmures intérieurs des habitants d’une ville (Les ailes du désir).

Les secondes formes proviennent d’une autre tradition, celle qui relie et disjoint l’art et la vie: invention de sa vie, d’autres vies, d’autres flux. Ce sont les travaux qui proposent des identités “factices”, de “fausses” informations, qui ne font pas une extraction dans le flux, mais qui ajoutent du flux au flux, encore et encore. Et en ce sens là elles ne racontent pas, comme dans le cas de la visualisation du flux, elles le fictionnalisent. Cette différence est fondamentale car dans le premier cas il s’agit bien de narration au sens où entre le flux et nous il y a un intermédiaire qui nous raconte, c’est le narrateur. Celui-ci a l’autorité pour raconter, cette autorité lui accorde le droit de traduire les données du flux en autre chose, c’est-à-dire de les visualiser, de les rendre sensible, perceptible d’une façon ou d’une autre selon une décision arbitraire. Bref de prendre la matière (les données) et de lui donner une autre forme. Dans le cas de la fictionnalisation du flux, cette autorité fait défaut, elle déjoue ses effets d’avance parce qu’elle ne repose pas sur un discours de vérité et de Zeigeist: regardez donc l’esprit du temps! Ce qu’est le flux du réseau, là, maintenant! Elle dit d’avance sa fiction comme fiction.

L’objectif de la visualisation du flux est la complétude, celui de la fictionnalisation l’incomplétude. En effet, dans la visualisation l’idée est de donner à voir ce qu’on ne voit habituellement que partiellement (sortir de l’objet partiel donc, voici le rêve de cette catégorie), donner à voir une totalité, celle-ci fut-elle fuyante. Lorsqu’on navigue sur Internet on ne croit voir qu’une parcelle infime du réseau, parcelle qui s’identifie à notre déplacement. Sur Internet on reproduit le partage de l’espace et du lieu produit du déplacement. En navigeant on présuppose un ensemble plus grand: il y a là de l’absolu. Et ce n’est donc pas le fait du hasard si la notion philosophique de Zeitgeist dans sa germanité même a su infiltrer le discours d’entreprises comme Flickr, Yahoo ou encore Google (http://www.google.com/press/zeitgeist.html). Il faut entendre dans le Zeitgeist une notion miroir du Volkgeist. Le Zeitgeist est l’historicité en tant que celle-ci est une matière qui influe sur la signification (Karl Löwith) comme lorsqu’on dit que quelque chose est dans l’air, dans l’air du temps. Cet air est le Zeit qui relie les esprits. Cet air est devenu un réseau faisant circuler du flux. Voltaire et Herder s’interrogent pour savoir “Quel est l’esprit du temps?”, c’est-à-dire de leur temps, et il faut savoir entendre dans cette question posée à l’esprit ou aux esprits quelque chose qui relève de la hantise (Jacques Derrida). L’esprit du temps revient-il ou est-il une nouveauté inanticipable et monstrueuse? Le Zeitgeist détermine donc un certain discours sur la manière dont on conçoit le temps comme futur calculable ou comme à venir incalculable, improgrammable. Il faudrait faire une analyse serrée du Zeitgeist courant de Kant à Hegel, de Johann Gottfried Herder à Schiller, de Marx à Heidegger, à Sartre également dans la “Critique de la raison dialectique”, pour comprendre comment cette notion a un tel succès aujourd’hui.

Ce qui nous importe ici est de comprendre que la fictionnalisation du flux peut se jouer selon deux plans: introduire dans le flux existant des informations inexistantes (fictionnelles) ou prendre du flux et lui faire dire ce qu’il ne dit pas, donc le traduire mais en faisant en sorte que la traduction ne soit pas considérée comme un reflet d’un sens originel mais comme la production de nouvelles possibilités de sens. Par cette transformation on défait l’autorité du narrateur qui ne vient pas rapporter des faits mais les transformer radicalement. C’est ce que nous avons tenté de faire depuis “La révolution a eu lieu à New York” (2002) jusqu’au prochain travail réalisé avec Jean-Pierre Balpe “Le peuple manque” (2007). Or ces démarches ne sont pas dans une logique de l’absolu (élimination de l’objet partiel et présupposition d’une totalité spatiale), elles produisent de l’incomplétude, quelque chose manque, un reste. Le Zeitgeist sur Internet nous tend un miroir: voyez l’esprit de notre temps. La fiction n’offre qu’un fragment, que des fragments intotalisables. “Le peuple manque” joue précisément sur cette finitude des dispositifs esthétiques contemporains. Il s’agit de constituer des vies fictives, produites par un générateur de textes à chaque visite (le miroir: une visite = une nouvelle vie, mais qui n’est pas la mienne) ensuite traduites visuellement par des photos, des vidéos, des sons glânés sur le réseau. La création de souvenirs fictifs à partir de documents effectivement trouvés sur le réseau. On ne verra jamais tout le peuple, il manque donc, on ne pourra consulter que quelques vies, rien de plus. On ne pourra donc pas comprendre toutes les relations entre ces vies fictives (et des relations il y en a). Bref, il manquera toujours une principe cartographique totalisant la pluralité des expériences, le transcendantal fait donc défaut. Dans “Sur terre” (2006) c’était exactement la même question: construire une fiction, dont la narration (c’est-à-dire l’autorité) fait défaut, où il est impossible de faire le tour de ce qui est racontable, notre vie n’y suffira pas. Mettre donc l’internaute devant une certaine frustration de ne pas comprendre tout, de ne pas pouvoir totaliser. Dans notre existence, nous ne totalisons pas, nous ne pouvons pas totaliser, le fragmentaire règne. Et peut-être était-ce le rôle de l’oeuvre d’art de donner à expérimenter une cohérence qui fait quotidiennement défaut comme l’expliquait si justement Bergson à propos du théâtre. Pourrait-on concevoir une fiction qui ne soit pas dans ce désir absolu de totalité, qui soit incomplète, fragmentaire, proche, tout proche de nos existences, ces flux?

Quelques tentatives commerciales pour faire du flux un narration qui s’apparente à du curatoriat:
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