Fétiche digital

Si le postdigital est une formule, aussi énervante soit-elle tant elle semble réductrice, elle a le mérite de marquer un important changement d’époque dans les relations entre l’art et la technique. Il peut être interprété selon deux versants.

Le premier, que j’ai déjà largement abordé dans d’autres textes, consiste à considérer la technique comme excédant la question instrumentale parce qu’elle s’est généralisée et devient un paradigme inapparent pour des phénomènes qui lui sont extérieurs. Le postdigital est une technique étendue, ce qui induit de façon paradoxale une forme de détechnicisation de la question technique.

Le second est plus inattendu, il s’agit de la fétichisation de la technique. Car au-delà de l’inventivité formelle de certaines recherches, souvent supérieure à ce qui se faisait dans l’art numérique, on peut remarquer que le postdigital exclut les processus technologiques réels. Le plus souvent, il n’y a aucun logiciel qui fonctionne. Ce sont des vidéos, des images fixes, des sculptures, etc. Le fait que cette approche matérielle ne s’articule que rarement, pour ainsi dire jamais, à un fonctionnement processuel, doit attirer notre attention.

L’intégration du postdigital dans le champ de l’art contemporain, après l’échec de l’entrisme de l’art numérique dans le même champ, n’est-elle pas liée à cette « absence » du processuel, c’est-à-dire du fonctionnement réel de l’ordinateur? N’y a-t-il pas quelque chose de rassurant à parler de la technique sans faire usage de celle-ci dans son fonctionnement réel même? On peut alors penser que le postdigital court le risque d’avoir un rapport de fétichisation envers la technique, ce qu’on peut apercevoir par exemple dans des dispositifs qui mettent en scène des techniques des années 90 ou 2000.

Or, cette fétichisation entretient pour le coup des relations avec le capitalisme qui a intérêt à occulter le fonctionnement technologique au profit d’un imaginaire fétichiste qui reste consumériste. Voiler le fonctionnement pour le fétiche, c’est par exemple la stratégie d’Apple dont les machines sont de plus en plus opaques fonctionnellement et de plus en plus designées.

Pour échapper à cette fétichisation, sans doute la voie étroite à ouvrir est de garder du postdigital sa richesse et son inventivité formelle, son attention à la singularité du dispositif expérienciel, tout en y introduisant une part de processuel, c’est-à-dire de matérialisme digital : des logiciels opérationnels. On comprend par là que le matérialisme ne consiste pas à matérialiser des processus informatiques, mais à prendre le problème des deux côtés : matérialité du hardware et processuel du software.