L’extinction : l’imagination et la raison

L’extinction est le lieu où on ne distingue plus l’imagination et la raison parce que le jeu des facultés s’y superposent. Si l’imagination est le ‘fondement’, mais d’un genre bien particulier, de la raison, elle reste cachée parce qu’elle est son irraison en tant que faculté productrice d’images qui pourrait venir troubler la croyance en une réalité stable homogène à la pensée (donation).

Passer de la multiplicité des sensations à l’unité du concept se réalise sur un fond occulté de dislocation : une hallucination contrôlée. Si nous pouvons unifier les percepts c’est parce qu’une tendance unificatrice s’étend sur les facultés et cette tendance trouve sa source dans l’imagination productive d’images qui est indéterminée et contingente. L’image comme premier coup de l’unité, avant même la temporalisation. Quelque chose apparaît. De sorte que l’imagination, qui ne se fond sur rien si ce n’est sa productivité propre, est pareil à un néant. Elle est ressentie comme telle par la raison qui ne parvient pas à la ressaissir et à revenir à elle, alors qu’elle en provient. Elle ne perçoit qu’un vide terrifiant, l’obscurité d’un abîme.

L’extinction, c’est-à-dire la possibilité de la disparition de l’être humain comme espèce et non pas seulement comme mortalité individuelle, vient non seulement questionner la finitude qui n’est plus celle d’un seul, mais de tous, mais aussi la possibilité même de la pensée. Si les archéfossiles de Quentin Meillassoux confrontaient la pensée à sa limite antérieure, les télofossiles nous mènent à la limite postérieure : comment penser la fin de toute pensée ? Qu’est-ce que serait l’événement de l’extinction s’il n’y a plus de témoin demandait Lyotard ? On pourrait aisément répondre que la spéculation est à même de répondre à cet enjeu et d’anticiper cette disparition, mais ce serait là prendre la projection pour la chose même et confondre le tissu de nos anticipations avec l’absence radicale de tout être humain.

Il ne reste plus que l’imagination : lorsque nous pensons à l’extinction des images arrivent, multiples, une terre revenue à sa minéralité, nos traces balayées par le vent, des immeubles fracassés, le métal qui rouille, le bruit partout comme un grésillement obscur. La limite que l’extinction impose aux représentations de la pensée comme imagination reproductive, illimite l’imagination productive. Que l’image ait ce pouvoir sur le langage montre que l’anticipation de l’extinction est une involution cognitive vers un stade antérieur au langage articulé. Je nomme dislocation cette imagination produisant des images de ce qui est sans témoin car la dislocation dit la destruction en même temps que le changement de lieu.

Je distingue extinction et effondrement. Ce dernier concept concerne l’infrastructure tandis que le premier désigne les corps. D’un côté, les conditions matérielles (technologies, énergie, logistique, etc.) d’existence s’effondrent, de l’autre l’espèce humaine disparaît. Avec l’effondrement la fin est encore pensable parce qu’il resterait encore des êtres humains. C’est pourquoi elle est un territoire où la raison peut s’exercer et, en recréant le fil de la causalité, proposer des solutions. L’effondrement est une étape de l’extinction que l’on ne peut pas, elle, penser car il est trop tard pour la pensée. Elle est sans témoin, de sorte qu’on doit remplacer la représentation par l’imagination.