Par delà l’étourdissement / Beyond dizziness


En naviguant sur les réseaux sociaux, nous sommes étourdis de voir tant de textes et tant d’images, tant de traces existencielles, tant de vérités qui se contredisent. Nous les regardons, nous les aimons, un peu fascinés au début par cette multiplication hors de proportion, nous désirons tant y voir la pulsion des multitudes, puis nous sommes dégoûtés par leur quantité, nous n’en pouvons plus. Nous manquons de place, tout est saturé de signes et de sentiments, d’attentes et de réactions. Nous n’avons plus de place.

Nous allons et venons à travers cette densité hypermnésique, nous entrons et nous ressortons de celle-ci. Il y a trop et en même temps pour ainsi dire presque rien, tout se ressemble et cela s’étend à la réalité culturelle  : un livre, un film, une expo ont un goût de déjà-vu, nous avons le sentiment d’être des tard venus, tout a déjà eu lieu et a été vu avant même que nous portions notre regard. Tout se passe comme si les êtres humains avaient produit, par exosomatisation technique, une quantité dépassant les capacités de chacun et que ces productions ne leur étaient pas destinées.

Alors que penser de ces autres images, celle des réseaux de neurones récursifs, qui semblent ajouter une seconde couche à cette première couche qui était déjà de trop? N’est-ce pas excessif ? Quel est ce supplément? Que penser de ces images d’images, poussant la multiplication à la puissance deux ? Est-ce nécessaire d’épuiser toujours plus de ressources pour une récursivité médiatique qui semble perdre tout objet autre que d’être son propre objet et sujet ? N’avons-nous pas des affaires plus urgentes à traiter ?

On pourrait bien sûr estimer que c’est trop, ridiculement trop, et que cette fuite en avant est à l’image de notre société extractiviste, productiviste et consumériste : un sens de la démesure, un hubris comme il est coutume de dire, sans d’autres intérêts que son autotélie, prise dans un mouvement aussi dévastateur qu’inutile. Ou alors peut-être pourrait-on l’imaginer qu’il s’agit d’une ruse, la mise en scène de cette multiplication, introduisant dans sa doublure une distance et pour tout dire une réflexivité, du moins à titre de possibilité. Comme si le mouvement d’accumulation de la mémoire s’autonomisait pour être une multiplication de multiplication, son mouvement même jusqu’à devenir un flux.

Les images d’images de l’induction statistique ont effectivement quelque chose d’étourdissant et la plupart d’entre elles sont une simple citation de la citation, un phénomène culturel extrêmement kitsch qui au mieux mélange des sources différentes selon une logique du mashup. Images de space opera mêlées au gothique burtonien, de kawaï flurries et autres références populaires. Les sources sont le plus souvent expérimentées de façon caricaturale et non pas sur un plan herméneutique. Le temps des humanités a fait son temps.

Parfois, rarement, par leur excès redoublé, elles instillent une différence à soi, mise à distance de cet excès qui se présente de lui-même comme lui-même, dans son dépouillement et sa solitude. Les images seules, seules les images. Voilà pour la récursivité.

Il s’agit bien d’une autre étape historiale de l’industrialisation des images, comme si celle-ci était arrivée à son terme et se nourrissait d’elle-même afin de produire un espace latent contenant un maximum d’images passées (le dataset) et pour ainsi dire toutes les images à venir, cet avenir des images permettant de définir le réalisme esthétique comme tel. Si nous pouvons faire émerger de l’espace latent de l’IA des images qui n’existaient pas et qui nous semblent pourtant réalistes, c’est qu’elles sont déjà toutes là, à titre de possibilité statistique.

La récursivité statistique n’est donc pas une simple répétition évaluable selon un modèle anthropologique. La question de savoir si l’IA est capable de telle ou telle faculté, habituellement attribuée à l’être humain, est mal formulée, car son angle mort est l’attribution et la distribution anthropique. Cette récursivité ouvre un nouvel âge des images dont le médium devient le déjà-vu qui se présente de façon explicite. Il n’est plus le signe d’autre chose, il est le déjà-vu du déjà-vu, car lorsque nous estimons que telle image inductive est réaliste, nous savons bien que ce réalisme est le fruit de tout ce qui a été vu, sans pour autant n’être que la citation extraite de ce qui a été vu. Ce qui a été vu et ce qu’il y a à voir se rejoignent alors. De sorte que le désir d’une esthétique de l’événement de l’anomie qui serait une première fois devient à son tour kitsch.

En approfondissant la multiplication des médias, l’ImA va au-delà d’une accumulation qui nous submerge et dont le modèle est le Web. Elle présente la multiplication elle-même comme l’origine d’une reconnaissance réaliste et met en scène le mystère esthétique du déjà-vu qui n’a jamais été existant. C’est non seulement l’esthétique des images qui est en jeu, mais aussi, par extension, son ontologie ou son mode d’être : qu’est-ce qu’être, au sens d’être reconnu, sans avoir jamais été ? Qu’est-ce qu’être pour la première fois tout en faisant partie d’une série d’images déjà existantes ? Qu’est-ce que continuer une série d’images au-delà de sa capture (photographique) ? Qu’est-ce que poursuivre, coûte que coûte, cette mémoire, si ce n’est le désir d’une résurrection, absurde tout autant qu’émouvante au cœur de l’humaine finitude ?

Nous replongeons dans les réseaux sociaux. Nous laissons filer tik tok, ce symptôme de la visualité sociale, et nous observons ces corps en play-back, ces recettes de cuisine, ces paroles comme étant destinés à un monde en train de naître, un monde qui n’est pas encore et qui sera le langage maternel des machines.

Browsing social networks, we are stunned to see so many texts and so many images, so many existential traces, so many truths. We look at them, we like them, a little fascinated at the beginning by this multiplication out of proportion, we want so much to see the impulse of the multitudes, then we are disgusted by their quantity, we can’t take it anymore. We run out of space, everything is saturated with signs and feelings, expectations and reactions. We have no more space.

We go in and out of this hypermnesic density, we go in and out of it. There is too much and at the same time almost nothing, everything looks the same and this extends to the whole reality: a book, a movie, an exhibition have a taste of déjà-vu, we have the feeling of being latecomers, everything has already taken place, everything has been seen before we even looked at it. Everything happens as if the human beings had produced, by technical exosomatization, a quantity exceeding the capacities of each one and that these productions were not intended to them.

So what to think of these other images, that of the recursive neural networks, which seem to add a second layer to this first layer which was already excessive? Isn’t it excessive? What about these images of images, pushing multiplication to the power of 2? Is it necessary to exhaust more and more resources for a cultural recursivity that seems to lose any object other than being its own object and subject? Don’t we have more urgent matters to deal with?

One could of course consider that it is too much, ridiculously too much, and that this headlong rush is the image of our extractivist, productivist and consumerist society: a sense of excess, a hubris as it is customary to say, with no other interest than its own selfishness, caught up in a movement as devastating as it is useless. Or perhaps one could imagine that it is a ruse, the staging of this multiplication, introducing in its doubling a distance and to say everything a reflexivity, at least as a possibility. As if the movement of accumulation of the memory became autonomous to be a multiplication of multiplication, its movement even until becoming a flow.

The images of images of the statistical induction have indeed something dizzying and most of them are a simple quotation of the quotation, an extremely kitsch cultural phenomenon which at best mixes different sources according to a logic of the mashup. Space opera images mixed with Burtonian gothic, kawaii flurries and other popular references. The sources are most often experimented in a caricatural way and not on a hermeneutic level. The time of the humanities has had its day.

Sometimes, rarely, by their redoubled excess, they instill a difference to oneself, put at a distance of this excess which presents itself as itself, in its stripping and its solitude. The images alone, only the images. So much for recursivity.

It is indeed another historical stage of the industrialization of the images, as if this one had arrived at its term and was nourishing itself in order to produce a latent space containing a maximum of past images (the dataset) and so to speak all the images to come, this future of the images allowing to define the aesthetic realism as such. If we can make emerge from the latent space of AI images that did not exist and that nevertheless seem realistic, it is because they are all already there, as a statistical possibility.

Statistical recursion is thus not a simple repetition that can be evaluated according to an anthropological model. The question of whether AI is capable of this or that faculty, usually attributed to humans, is poorly formulated, because its blind spot is anthropic attribution and distribution. This recursivity opens a new age of images whose medium becomes the déjà-vu that presents itself explicitly. It is no longer the sign of something else, it is the déjà-vu of the déjà-vu, because when we estimate that such an inductive image is realistic, we know well that this realism is the fruit of all that has been seen, without being only the quotation extracted from what has been seen. What has been seen and what is to be seen then come together. So that the desire of an aesthetic of the event of the anomie which would be a first time becomes in its turn kitsch.

By deepening the multiplication of the media, the ImA goes beyond an accumulation which submerges us and whose model is the Web. It presents the multiplication itself as the origin of a realistic recognition and stages the aesthetic mystery of the déjà-vu that has never existed. It is not only the aesthetics of images that is at stake, but also, by extension, its ontology or its mode of being: what is being, in the sense of being recognized, without ever having been? What is to be for the first time while being part of a series of already existing images? What is it to continue a series of images beyond its (photographic) capture? What is it to continue, whatever the cost, this memory, if not the desire for a resurrection, absurd as well as moving at the heart of human finitude?

We dive back into the social networks. We let tik tok go, this symptom of social visuality, and we observe these bodies in playback, these recipes, these words as being intended for a world in the process of being born, a world that is not yet and that will be the mother tongue of machines.