Le cinéma, le décoratif et le screensaver

Le cinéma a construit l’histoire du 20e siècle, cette histoire a été au croisement de l’historique, du peuple et de la fiction. Le cinéma devait faire et refaire ce film, chaque fois nouveau et tenter de raconter cette irracontable histoire des multitudes. Le cinéma a bel et bien été l’Histoire.

La mondialisation du réseau et de l’informatique est en train de bouleverser cette manière de croiser l’historique et le fictionnel, car derrière les images de chats et d’anonymes, une autre multiplicité populaire voit le jour. Elle n’est pas sans rapport avec le cinéma mais elle n’est plus simplement une représentation. Le film était destiné à une multitude d’individus. Pour faire un film, il fallait des moyens titanesques, une production hollywoodienne. Avec Internet chaque récepteur, c’est-à-dire chaque ordinateur, et techniquement un émetteur. On passe donc d’une industrie pour beaucoup à un monde multiple qui est produit et qui se destine à la multitude, même si ces conditions sont encore déterminées de part en part par le capital.

Il y a dès lors une lutte entre le peuple-cinéma et les multitudes-Internet, entre deux représentations de l’histoire car on ne peut être que saisi par la dimension historique du réseau. Comment ne pas penser qu’il est une archive immense à la prétention exhaustive de tout ce que nous avons été, c’est-à-dire de l’ensemble des individus, de chaque acte et de chaque événement aussi minime soit-il ? Il y a dans le réseau quelque chose de l’anticipation d’une extinction. La multitude médiatique d’Internet marque donc une étape historique après le cinéma, elle permet d’imaginer l’avenir de l’Histoire, la mémoire qu’ils garderont de nous, eux nos descendants.

Peut-être faut-il revenir et débattre de la question de la fiction, car il n’est pas sûr que le lègue du cinéma persiste au-delà de lui dans le réseau. Il n’est pas sûr que le modèle de la fiction soit cinématographique malgré son efficacité encore présente. J’aimerais imaginer une autre fiction qui s’inspirerait des flux du réseau, de toutes ces données que nous accumulont à sa surface et qui réapparaîtraient telles les crêtes sur une mer agitée.

Le modèle de cette fiction serait l’économiseur d’écran et l’automate génératif. Il faudrait imaginer des images et dessins, des textes, s’entrelaçant avec quelque chose de décoratif, à la manière de l’économiseur d’écran qui il y a quelques décennies avait une fonction sur les tube cathodique mais qui aujourd’hui n’a plus qu’une mission strictement formelle et décorative. En regardant un économiseur d’écran, on peut être ému de son autonomie. Ce sont des images qui ne nous racontent rien lorsque l’ordinateur s’endort de quelle que manière.

Dans la vidéo de « L’augmentation des choses » telle que présentée au Centre Pompidou il y a ce désir d’une fiction sans narration, c’est-à-dire sans autorité narrative qui viendrait fixer l’origine et l’horizon de l’imagination. Il va de soi que cette fiction sans narration n’est pas sans rapport avec les tentatives du cinéma expérimental mais ce qui change avec la question du numérique c’est sans doute que cette absence de narration n’est plus métaphorique, elle n’est plus le récit d’un récit mais une condition matérielle des médias. De sorte que la vidéo qui est présentée a été en partie générée automatiquement par un logiciel que j’ai programmé et qui va chercher tantôt des images sur Internet tantôt des images sur mon propre disque dur. Par la suite j’ai fait une capture de cette génération que j’ai ensuite retravaillé, cherchant moins à exprimer quelque chose que j’aurais eu en moi, que de suivre les fils que la machine, en rencontrant le réseau, avait élaborée d’une façon partiellement contingente dans la mesure même où un programme avait été élaboré. La question décorative devient alors beaucoup plus complexe que ce que l’on croirait. Elle ne désigne plus le charme superficiel d’une forme mais est reliée à une procédure de production automatisée qui entrelace une dimension anthropologique et une autre dimension technologique.

Nous ne pouvons pas regarder ces images comme nous regardions un film. Il n’y a en elles rien qui retiennent l’attention, le fil conducteur était ténu, et on pourrait bien pendant un instant détourner son visage et ne rien manquer d’important. La force du cinématographe c’était de nous raconter des histoires aristotéliciennes, avec un début, une fin, un climax, bref la possibilité d’une projection et d’une identification. C’était justement celle-ci qui était comme imposée par un narrateur, parfois incarné par une voix off. Mais il faut bien comprendre que cette identification nous a peut-être mené jusqu’à la capture de l’attention avec la télévision. La télé-réalité est comme la conséquence tragique et comique du cinéma. À présent avec les images automatiques et décoratives nous cherchons à dépasser cette capture instrumentalisée par le capitalisme qui en a fait son commerce. Nous cherchons à atteindre une certaine apathie et une certaine indifférence en laissant flotter des signification libre que chacun pourra interpréter ou non selon son champ de perception.

On pourra donc voir ces images et les comprendre de façon totalement hétérogène, ce qui rendra la discussion inopérante tant il sera difficile de se mettre d’accord sur le contenu de ce qu’on a vu.  Sans doute encore ces images provoqueront une certaine indifférence car il y a en elles quelque chose d’imperceptible, quelque chose qui nous excède et qui sont les processus machiniques qui ont été mis en œuvre. Car ces images sont le résultat de la rencontre entre un programme et le réseau. Ce dernier est immense, il dépasse notre capacité d’appréhension et pour ceci il devient l’horizon d’un monde qui par définition nous excède. Dès lors les multitudes qui sont à l’ œuvre dans la constitution des mémoires archivées sur le réseau se retrouvent dans les modalités de perception et cette déflagration constitue une espèce d’entre-deux entre d’une part le transcendantal et d’autre part le technologique. La matérialité technologique est constitutive des conditions a priori de la perception et de l’imagination.