Sentiment de débordement dans les flux
Afin de comprendre le flux, ou plus exactement les flux parce que la multiplicité de ceux-ci ne saurait être d’avance réduite à l’unité d’un concept, il faut plonger dans le sentiment vague de notre époque. Le manque de clarté et pour tout dire la confusion de notre quotidien ne doit pas nous écarter de cette analyse phénoménologique.
Qu’est-ce qui détermine le sentiment de notre époque ? Que partageons nous ? Non pas seulement d’un point de vue idéologique, en supposant des valeurs communes, mais d’un point de vue sensible, émotif, nerveux. Sans doute pourrions-nous nous mettre d’accord sur le fait que nous sommes débordés. Chacun d’entre nous a trop à faire. L’économie ralentit pendant que la consommation augmente. La pauvreté et la richesse. Les cataclysmes écologiques s’annoncent. Les crises énergétiques se multiplient. Des accidents provoqués par des déluges imprévisibles surgissent. Je ne souhaite pas ici multiplier les exemples, chacun pourra dans sa propre expérience trouver de quoi nourrir l’extension des flux qui nous débordent.
Cette expérience du débordement m’est apparue avec une netteté surprenante lors d’une matinée d’automne, alors que je contemplais le flot incessant des passants depuis la terrasse d’un café parisien. Leurs mouvements, leurs trajectoires entremêlées, formaient un ballet chaotique dont la logique m’échappait et me fascinait tout à la fois : des corps en mouvement, irréductibles à une intention unique, constituaient pourtant ensemble une chorégraphie impersonnelle. Je me souviens avoir ressenti cette tension étrange entre l’individualité de chaque déplacement et la fluidité collective qui semblait les transcender. Ce souvenir cristallise pour moi cette intuition fondamentale : les flux ne sont pas simplement quelque chose que nous observons mais une réalité qui nous traverse, nous constitue et nous dépasse simultanément.
Car ce sentiment de débordement qui est encore confus et que je souhaiterais ici quelque peu clarifier est souvent lié à des objets dont la nature est d’être des flux, flux qui au premier abord peuvent être définis comme étant quelque chose de continu, d’indécomposable et qui existent indépendamment de nous. Cette triple caractérisation est fondamentale parce qu’elle produit une faille au cœur même des flux, les mettant toujours en tension avec eux-mêmes et avec le dehors. Comment penser cette continuité qui pourtant se manifeste par ruptures ? Comment saisir cette indécomposabilité qui se donne pourtant à nous par fragments ? Comment habiter cette indépendance qui pourtant nous constitue intimement ?
Les flux ne sont pas quelque chose mais l’état d’une chose. C’est une substance secondaire, c’est en tout cas ce que l’on pourrait croire au premier abord. Si l’eau peut être en flux, le flux est l’eau mais l’eau n’est pas le flux parce qu’elle peut exister au repos. On pourrait développer la question des éléments du point de vue de la philosophie antique, mais là n’est pas notre propos car nous aimerions développer l’idée que les flux sont bel et bien des choses, non pas en dessous des choses réelles que nous connaissons, non pas comme un accident de ces choses, non pas comme notre relation à ces choses, mais une chose en tant que telle. Les flux sont, en ce sens, des objets paradoxaux : ils sont à la fois la condition de possibilité de notre expérience contemporaine et l’obstacle à sa compréhension pleine. Ils sont le milieu dans lequel nous baignons et la vague qui menace de nous submerger.
L’idée importante est ici que les flux existent indépendamment de moi : si je suis submergé, envahi par le trop d’information, le trop de dépense, le trop de consommation, le trop de connaissances, le trop de relations humaines, que sais-je encore, et si je tente de trier dans ses flots, de parfois en faire abstraction, c’est qu’ils sont permanents et que cette permanence est pourtant accidentelle parce que les flux sont accidentels, ils sont turbulents. Il y a quelque chose d’extraordinaire quand nous regardons un flux : nous faisons attention à tous les détails, à ces tourbillons, à toutes ces petites causalités et pourtant nous ne parvenons pas à replacer ces petites choses dans une causalité totalisante. Et c’est ce décalage permanent entre des petites causalités segmentées et l’unification de la causalité qui produit l’esthétique naturelle des flux : regardez une rivière, les nuages qui passent, la masse des individus à la Gare du Nord, toutes ces choses et bien d’autres encore dans lequel le discret et le continu ne parviennent plus à s’articuler parce que le sujet qui perçoit n’est plus le centre du monde. Devant les flux nous sommes excentrés, et ceci en l’absence même d’un centre localisable.
N’est-ce pas précisément ce décentrement qui caractérise notre condition contemporaine ? N’est-ce pas dans cette tension entre l’expérience subjective du débordement et l’extériorité objective des flux que se noue le nœud de notre malaise ? Les flux nous traversent, nous constituent, nous transforment : flux d’informations qui façonnent nos pensées, flux d’images qui modèlent nos désirs, flux financiers qui déterminent nos possibilités d’action, flux énergétiques qui soutiennent notre existence matérielle. Nous sommes, en un sens profond, des êtres-de-flux : non pas seulement entourés par eux, mais faits d’eux.
Je me souviens d’une nuit d’insomnie où, allongé dans l’obscurité, j’écoutais la pluie frapper les carreaux de ma fenêtre. Ce son, à la fois continu et discontinu, formait un rythme irrégulier dont la logique m’échappait. J’ai alors pris conscience que mon propre corps était lui-même un système de flux : flux sanguin, flux nerveux, flux respiratoire, tous enchevêtrés dans une danse invisible mais essentielle à ma survie. Cette prise de conscience m’a révélé une étrange parenté entre mon intériorité la plus intime et l’extériorité la plus lointaine : même principe d’organisation, même logique fluide, même irréductibilité à l’analyse complète.
Les flux hors de nous : je tourne la tête, l’écoulement continue. Il n’y a pas seulement là la reprise d’une ontologie de l’absolu et de l’indépendance des choses envers la perception humaine, puisque le monde existe hors de moi et non pas seulement par moi. Il y a en fait bien autre chose que j’aimerais explorer : c’est ce sentiment confus de débordement et de flux, d’en soi comme si quelque chose résistait à la subjectivité comme à l’objectivité. Il faut donc rentrer plus encore profondément dans l’expérience que nous faisons à notre époque du débordement continuel de toutes parts.
Cette expérience du débordement n’est-elle pas liée à une certaine temporalité ? Les flux sont temporels par essence : ils s’écoulent, progressent, se transforment. Mais ce temps des flux n’est pas le temps chronologique, linéaire, mesurable. C’est un temps paradoxal : à la fois trop lent et trop rapide, trop vide et trop plein, trop prévisible et trop chaotique. Un temps qui nous échappe tout en nous constituant : temps du devenir plutôt que de l’être, temps de la transformation plutôt que de la stabilité.
Nos tentatives pour maîtriser ces flux semblent toujours inadéquates : nous construisons des barrages qui finissent par céder, des algorithmes qui amplifient ce qu’ils devaient filtrer, des structures sociales qui se dissolvent dans ce qu’elles tentaient d’organiser. Car les flux possèdent cette capacité étrange de s’infiltrer dans nos dispositifs de contrôle, de les subvertir de l’intérieur, de les transformer en leurs propres vecteurs. Les digues deviennent des canaux, les filtres deviennent des amplificateurs, les structures deviennent des nœuds de circulation. Telle est la ruse des flux : ils se nourrissent de ce qui prétend les contenir.
Que faire alors face à cette condition fluide qui est la nôtre ? Faut-il renoncer à toute tentative de compréhension, se laisser porter par ces courants multiples comme un nageur épuisé qui s’abandonne aux vagues ? Faut-il au contraire redoubler d’efforts pour construire des abris temporaires, des îlots de stabilité dans cet océan de changements ? Ou bien faut-il inventer une autre manière d’être, ni résistance frontale ni abandon passif, mais une forme de navigation attentive, une intelligence des courants qui permette non pas de dominer les flux mais de composer avec eux ?
Cette dernière voie me semble la plus prometteuse, bien que la plus difficile : il s’agirait de développer une forme de sagesse fluide, une éthique du débordement qui ne cherche ni à nier ni à maîtriser ces forces qui nous traversent, mais à les accompagner, à les infléchir subtilement, à les détourner parfois. Une telle sagesse ne serait pas un savoir constitué, une doctrine fixe, mais une pratique continue, un apprentissage jamais achevé : art du surfeur plutôt que science de l’ingénieur.
Pour cela, peut-être faut-il commencer par reconnaître notre propre fluidité, notre parenté intime avec ces flux qui nous débordent. Nous ne sommes pas des sujets stables confrontés à des objets en mouvement, mais des processus en relation avec d’autres processus, des devenirs enchevêtrés dans d’autres devenirs. Notre conscience elle-même est un flux parmi les flux : flux de perceptions, d’affects, de pensées, qui s’écoulent sans jamais se fixer définitivement.
Cette reconnaissance n’est pas une défaite de la pensée mais peut-être son renouvellement : penser non plus contre les flux ou malgré eux, mais avec eux et à partir d’eux. Penser fluidement le fluide, non pour le réduire à nos catégories, mais pour se laisser transformer par lui, pour inventer des concepts aussi mobiles que leur objet, aussi pluriels que les expériences qu’ils tentent de saisir.
Ainsi s’ouvre peut-être une voie pour habiter autrement notre époque du débordement : non plus comme une catastrophe à conjurer ou une fatalité à subir, mais comme un défi à relever, une invitation à transformer notre rapport au monde et à nous-mêmes. Les flux qui nous traversent nous offrent, malgré leur violence parfois, la possibilité d’une métamorphose : devenir fluides dans un monde de flux, non pour nous y dissoudre, mais pour y tracer des lignes de vie plus subtiles, plus résilientes, plus accordées au rythme fondamental de ce qui est.