De la variabilité des images

Il faut savoir entendre la conséquente différence entre l’enregistrement d’une image en vue d’une mono-bande ou d’une installation et l’enregistrement d’une image en vue d’une variation. Nous écartons le cas d’une image purement numérique, une image de synthèse par exemple, qui serait reliée à une variable quelconque, car alors il ne s’agit que d’une traduction entre cette variable et une image, cette traduction produit une visualisation, c’est-à-dire une différence entre la source de l’image et l’image elle-même: le mouvement de la main produit une rotation sur l’axe des Z du panier de pommes.

Si nous portons notre regard sur les images analogiques reliées à des variables, c’est parce qu’il nous semble qu’il y a là un changement en profondeur de la notion même de tournage. On sait combien notre époque a fétichisé jusqu’à l’extrême l’idéal du tournage comme travail interdisciplinaire menant avec des aspects souvent ridicules les artistes contemporains à réaliser des films en 35mm médiocres: travelling longs et histoires décalées. Ce n’est pas un hasard si l’imaginaire artistique s’est tourné vers la notion même de production à une époque ou les images industrielles ont envahies l’imaginaire populaire.

Tourner en vue d’images linéaires, défilant les unes après les autres induit une certaine organisation du travail: il y a un script, l’équipe est coordonnée, elle sait ce qu’il y a à faire, le réalisateur a une idée de ce qu’il raconte. Il y a donc une anticipation et une convergence, pour ainsi dire une ressemblance, entre ce moment de la production et la finalité même des images. Nous nous limitons là consciemment à ne décrire les images que dans leur matérialité, la structure narrative elle-même pouvant aller en tout sens, flashback, prétérition, ellipse, ces figures ne changent en rien l’enregistrement linéaire sur un support matériel des images (il serait absurde alors d’appliquer le concept de variabilité à des choses aussi différentes que le support et la narration, ce serait là simplement une confusion entre deux genres ontologiques différents).

Représentons nous maintenant un autre imaginaire de la production, celui de la variable. Que signifierait enregistrer des images analogiques, acteurs et décors, dialogues et monologues, en vue de les faire varier selon un tempo inanticipable? On a déjà une première réponse dans la technique de la motion capture qui loin de n’être qu’un truc technique est un changement radical dans les techniques mêmes de l’enregistrement. Avec la motion capture il s’agit de numériser le mouvement des corps (jusqu’à l’expression les plus subtiles des visages) afin de décomposer le geste même et d’ouvrir la possibilité d’une recomposition du geste. On produit ainsi des unités gestuelles pouvant être à l’origine d’une véritable grammaire des corps. Rien n’empêche alors de scinder l’orgine du geste qui est toujours un corps de son incarnation (le corps en tant qu’il se répète dans la conscience de celui qui l’observe), bref de donner un geste à un autre corps. Ceci bien sûr vient troubler de manière profonde ce que l’incarnation des corps enregistrés signifient d’un point de vue esthétique.

Au-delà de la motion capture, il y a également des prises de vue qui sont variables. Elles sont une saisie d’un modèle, c’est-à-dire d’un ensemble de variables qu’il sera ensuite possible, pendant la durée de la postproduction, de modifier. Il deviendra donc possible de tourner puis au « montage » de faire un mouvement de travelling, c’est-à-dire de faire la « msie en scène » dans ce second temps. Que deviendra alors le tournage? Que filmer si tout est possible ensuite?

Mais il faut aller plus loin et penser aux images elles-mêmes, non plus seulement aux techniques utilisées. Il faut plonger le regard dans la manière de cadrer les corps, de faire jouer les gestes et les mots, de montrer les détails et les paysages, la manière de se rapprocher, dans le cadre d’images qui seront fragmentées, classifiées, agencées selon une variable déterminée. Raconte-t-on encore quelque chose? Quel est donc l’object de cette fiction variable?

Comme nous l’avons déjà dit ailleurs, il n’y a aucune raison de sauvegarder dans ce cadre le concept de narration qui suppose toujours un narrateur, c’est-à-dire un métadiscours qui rapporte un propos, qui joue le rôle d’intermédiaire. On peut par contre garder avec profit le concept de fiction en tant qu’il est la construction de faits imaginaires qui viennent se frotter, d’une manière à chaque fois particulière, à la structure des faits telle que nous la vivons quotidiennement.

Ces images variables doivent être scénarisées, cette scénarisation est une fragmentation. Il s’agit de classer ces fragments pour les relier à des événements variables. Mais il y a un fort risque que cette mise en relation relève de la métaphore: le personnage fait telle ou telle action pour représenter telle ou telle variable. Cette pédagogie de l’image numérique nous semble quelque peu naïve et explicite. Il faut plutôt concevoir cette représentation comme une traduction qui va introduire un surplus ou une défiscience sémantique, ce que nous nommes la tra(ns)duction: quelque chose fait défaut ou est en trop. Il y a un certain décalage entre les causes et les effets. Le personnage pourra agir de telle ou telle façon. Il pourra avoir sa logique propre selon les actions qui précèdent ou le moment de la journée. Il pourra exprimer d’une façon ou d’une autre des variables données. Mais il ne sera pas une représentation, un symbole d’une valeur langagière, la variable. C’est dans cette tra(ns)duction que la fiction pourra toucher non pas la visualisation d’une variable, mais la variabilité esthétique elle-même.

C’est tout l’objet de World state que je tourne de lundi à jeudi, car le contenu même de cette fiction porte sur cette esthétique démesurée, sur une empathie globale dont le coeur est anonyme et insensible.

Le destin des images n’avait-il pas été jusqu’à présent de fixer sur un support stable des sensations fugitives? Et même si l’on savait bien que cette inscription pouvait se perdre, être dégradée, être modifiée, on espérait plus ou moins secrétement la conserver intacte. On construisait des musées, ces lieux pour que le temps s’arrête, que les objets restent en l’état. On parlait de l’éternité visionnaire de l’artiste porteur d’une civilisation par lequel se condenserait la vie de secrète de chaque anonyme. Si ce destin les images n’est plus ni matériellement ni idéologiquement une certaine de stabilité à conserver, à léguer de génération en génération, l’emphase artistique n’est-elle pas alors devenue définitivement ridicule?