De la durée
La quête persistante d’une définition de l’art numérique révèle notre attachement à une habitude intellectuelle ancienne : celle qui postule l’existence d’un “propre”, d’une “propriété” essentielle qui permettrait, par proximité ou adhésion, de saisir l’essence d’un phénomène. Or, si le numérique transforme effectivement nos cadres perceptifs et cognitifs en déstabilisant les relations traditionnelles entre l’extension et la définition – relations constitutives de la possibilité même du concept – alors cette habitude définitionnelle devient obsolète. Nous devons abandonner toute prétention à cerner le “propre” du numérique.
Le numérique, précisément, n’aurait pas de “propre”, et c’est sa capacité d’infiltration sans précédent dans l’ensemble des activités humaines qui rend problématique l’existence même d’un “art numérique” spécifique. Omniprésent, il perd paradoxalement toute spécificité identifiable. Cette situation troublante a alimenté d’interminables débats définitionnels qui s’avèrent souvent stériles, car fondés sur des présupposés linguistiques rarement questionnés.
Lorsque nous évoquons l’art numérique, cette formulation ne désigne pas une catégorie spécifique, particulière, distincte d’un contexte culturel plus large, mais plutôt une tentative toujours approximative de saisir notre époque. Cette captation demeure impossible dans sa totalité, mais l’effort reste nécessaire. La question pertinente serait alors : qu’apporte le numérique dans le champ artistique, c’est-à-dire dans le cadre de perceptions construites qui ne dissimulent pas leurs dispositifs ? Peut-être pouvons-nous approcher cette complexité à travers le prisme de la durée.
Cette approche temporelle pourrait se décomposer en trois modalités distinctes, qui constituent moins un parcours historique linéaire que des polarités coexistantes :
Premièrement, des artefacts sans durée intrinsèque (hormis leur dimension historique comme traces, archives ou inscriptions susceptibles de dégradation et nécessitant conservation dans l’institution muséale). Dans ce cas, la durée provient essentiellement du regardeur qui expérimente ces objets selon une temporalité qui lui est propre. Cette modalité instaure une coupure temporelle claire : il existe un avant, un pendant et un après de l’expérience, ainsi qu’un espace institutionnel de conservation.
Deuxièmement, des enregistrements de durée pouvant être rejoués dans une temporalité identique. Cette modalité marque l’émergence d’une durée abstraite capable de se répéter à travers différents moments. Le spectateur se soumet à une durée machinique extérieure qu’il peut intérioriser en s’y synchronisant. Ces enregistrements, qu’ils soient visuels ou sonores, ont engendré des lieux de représentation standardisés (salles de cinéma, espaces domestiques centrés autour du téléviseur) et constituent depuis près d’un siècle une norme dominante dans l’art contemporain.
Troisièmement, des processus de durée (les programmes) qui génèrent des résultats inscrits dans un spectre de possibilités mais dont l’effectivité demeure partiellement imprévisible. Ces processus autorisent différentes modalités (interactivité, générativité, performance, inscription, etc.) tout en transformant fondamentalement, malgré la persistance de nos habitudes, nos façons de percevoir une production artistique. Il ne s’agit plus d’une durée déterminée par moi (première modalité), ni d’une durée à laquelle je me synchronise (deuxième modalité), mais d’une durée extérieure contemporaine de ma propre durée. Une coéffectivité s’établit entre nous et l’œuvre, instaurant ce qu’on pourrait qualifier de parallélisme techno-anthropologique – un parallélisme qui prévient toute confusion identificatoire entre l’humain et la machine.
Cette transformation de notre relation à la durée par sa méthode de production (ce que certains ont théorisé comme le “temps réel” ou le “virtuel”) entretient une relation intime avec la dislocation du concept opérée par le numérique. Elle en constitue l’autre face, son versant expérientiel. Cette perspective temporelle nous permet d’approcher le numérique non plus comme une essence à définir, mais comme une modalité particulière de notre rapport au temps, à la perception et à la conception du monde.
Le numérique nous invite ainsi à abandonner le paradigme définitionnel classique pour explorer une compréhension fondée sur des modalités temporelles, des relations et des processus. Cette approche correspond davantage à sa nature fondamentalement transformative et relationnelle, irréductible aux catégorisations traditionnelles. L’art qui engage le numérique ne constitue pas tant un nouveau genre artistique qu’une reconfiguration profonde de notre rapport à la création, à la perception et à la temporalité elle-même.