Autolimitation de la contingence fictionnelle
La fiction sans narration (FsN) change mais semble se répéter. Son changement n’est pas un pur chaos. Sa répétition n’est pas identité à soi. Ce qui se répète est la variance. Cette oscillation paradoxale entre métamorphose et récurrence nous invite à une méditation sur la nature même de la contingence qui habite ces formes fictionnelles émergentes. Comment penser ce mouvement qui échappe simultanément à l’ordre et au désordre absolu, qui déjoue nos catégories traditionnelles de compréhension esthétique?
La fiction variable présente un monde contingent dont le caractère chaotique n’est pas absolu parce que cette contingence, si elle exclut la loi, n’exclut pas le programme comme effet de l’autolimitation immanente de la contingence. Distinction cruciale : le programme informatique diffère de la loi parce que sa complexité peut dépasser notre anticipation – pensons à ces algorithmes boursiers qui défient la législation tout en suivant rigoureusement leur programme. Avec la loi, nous nous trouvons dans le domaine de la prévisibilité : on sait à quoi s’attendre, on en connaît le contenu et l’ordre préétabli. Le programme, par contre, recèle un contenu qui n’est pas encore actualisé et qui, tout comme sa forme, peut varier selon des modalités imprévisibles. Il constitue un jeu d’instructions complexes qui, à la différence fondamentale de la loi, n’est pas une signification déterminée : il demeure ouvert, virtualité en attente d’actualisation. Il est soumis à des règles quant à la genèse de son opérativité mais se trouve libéré de toute détermination quant à son résultat factuel.
Un programme n’est pas aléatoire mais contingent : cette nuance essentielle nous permet d’échapper tant au déterminisme qu’au chaos absolu. Pour que contingence il y ait, il faut que A soit différent de B, que l’altérité soit possible. Si A est B, si A intègre d’avance B dans son essence même, alors A ne peut pas véritablement varier – nous sommes dans le règne de l’identité qui abolit toute contingence réelle. Sans dehors de A, sans autre que A, alors A peut être n’importe quoi, il peut être tout, et par conséquent il n’est plus A comme singularité déterminée. La contingence suppose donc nécessairement la singularisation qui implique une autolimitation de la contingence pour que des singularités puissent exister en tant que telles. Paradoxe révélateur : la contingence à fréquence élevée de changement produirait un monde dans lequel tout serait finalement identique à tout, un flux indifférencié où nulle forme ne pourrait persister. La contingence spécifique de la FsN produit au contraire une régularité hors-la-loi (out of order) précisément par son individuation autolimitante.
La FsN mobilise une architecture conceptuelle complexe : elle contient des variables (n+1) comme fondement même de sa programmation, de la variation comme effet de surface manifeste (la fiction change perceptiblement) et de la variabilité comme effet esthétique (engendrant un sentiment profondément instable et incertain chez son récepteur). La variance constitue quant à elle le mode ontologique et existentiel – qu’on pourrait qualifier d’existential au sens heideggérien – de ces trois éléments constitutifs de la FsN qui explore un monde fondamentalement contingent mais non-chaotique, peuplé d’êtres humains opaques à eux-mêmes et qui n’en finissent jamais avec rien, suspendus dans une incomplétude constitutive.
La FsN diffère radicalement de la fiction narrative classique cinématographique par exemple, car celle-ci contient toujours une loi fondamentale qui est celle du destin : le défilement inexorable de la pellicule sur lequel se synchronise partiellement le flux de notre conscience spectatorielle constitue le défilement d’un temps irrémédiable qui est celui-là même des existences racontées. Les personnages dans la fiction narrative traditionnelle ne peuvent jamais échapper à leur destin programmé. La variance propre à la FsN n’est pas, quant à elle, de la forme du clinamen épicurien, cette pente imprévisible qui varie autour d’une loi fondamentale. Il n’y a pas de loi préexistante si ce n’est celle, paradoxale, de la contingence elle-même. La variance est sans loi précisément parce que la conjonction du signe asémantique de la variable, de la variation fictionnelle et de la variabilité esthétique, produit un feedback à la puissance 3, chaque élément se mettant en boucle avec les autres dans une autoréférence qui défie toute stabilisation.
Le flux qui caractérise la FsN n’est pas une simple variation autour du pivot stable de la loi, de simples turbulences superficielles qui laisseraient le monde et son ordre profond intacts. Ce flux incarne une contingence radicale qui ne laisse intacte ni la loi ni le chaos, qui déjoue cette opposition binaire elle-même. Le flux a été historiquement occulté dans sa variation fondamentale, et c’est pourquoi il a été le plus souvent conceptualisé de façon réductrice comme changement permanent, écoulement continu, alors même que pour qu’il y ait flux authentique, il faut qu’il varie intrinsèquement, qu’il soit simultanément abondant et pauvre, continu et discontinu, humide et sec. C’est cette variation constitutive elle-même qui forme l’essence du flux et non la forme particulière factuelle qu’il prend (dans son excès par exemple). La FsN, du fait de la jonction inédite qu’elle ouvre entre changement et répétition différentielle, incarne un flux dont l’esthétique fondamentale peut être définie comme la nécessité de l’incertitude.