La constitution technique de la réalité
Notre ontologie est fonction des images, de toutes les images et de leur différence. Chacune d’entre elles a un effet de réalité et la couleur a le sien. En voyant chromatiquement des images qui n’auraient pas dû être en couleur quelque chose arrive à notre perception. D’abord un désaccord puis une certaine profondeur du temps historique, le grain d’un passage. Nous nous plongions dans ce passé, brutalement, dans sa texture réelle, dans ces existences passées et dans cette ville qu’on croyait connaître. Qu’était alors la vie? Et les arbres ? Les pierres ? Les femmes portaient d’autres vêtements mais les visages se ressemblaient. Notre perception de la réalité est fonction de systèmes techniques dominants. Il suffit qu’un procédé soit minoritaire (comme ici l’autochrome) et quelque chose de surprenant arrive.
Lorsque surgit la couleur là où nous attendions le monochrome, une fracture s’opère dans notre expérience temporelle : c’est une effraction du réel qui vient bousculer les catégories à travers lesquelles nous appréhendons habituellement le passé. N’est-ce pas fascinant que notre rapport à l’histoire soit si profondément médiatisé par des configurations techniques qui finissent par se confondre avec le temps lui-même ? Comme si la sépia ou le noir et blanc constituaient l’essence même de l’autrefois, sa texture ontologique indépassable. Et voilà que l’autochrome vient défaire cette équation silencieuse, cette identification inconsciente entre un procédé technique et une époque révolue.
Cette disruption chromatique produit une oscillation singulière de la conscience : nous sommes simultanément éloignés et rapprochés du passé, dans un mouvement paradoxal qui défait nos habitudes perceptives. La distance historique se trouve à la fois accentuée par le caractère inattendu des teintes – leur étrangeté même signalant l’écart des époques – et abolie par l’effet de présence saisissant qu’elles confèrent aux scènes représentées. Les roses des joues d’une jeune femme de 1910, le vert tendre d’un feuillage printanier, le bleu profond d’un ciel d’été : ces tonalités arriment soudain ces existences lointaines à notre propre sensibilité chromatique, créant un pont sensoriel par-delà l’abîme des années.
Il y a cet écart étrange comme si ces images existaient sur deux plans : celui auquel nous nous attendions, le noir et le blanc, le grain, le bougé. Ce premier plan est technique (il s’agit d’un dispositif de captation), esthétique (il concerne la perception) et ontologique (nous imaginons une certaine réalité historiquement située). Il est un horizon d’anticipation qui lie les trois. Le second plan est l’interruption provoquée par la couleur qui téléporte ces images à une époque à laquelle elles n’appartiennent pas.
Cette dualité n’est-elle pas révélatrice de la structure même de notre rapport au temps historique ? D’un côté, nous maintenons une distance rassurante avec le passé en l’enfermant dans des codes visuels spécifiques – le noir et blanc comme signifiant conventionnel de l’autrefois. De l’autre, nous cherchons désespérément à abolir cette distance, à ressusciter la présence vivante de ces mondes disparus. L’image autochromatique incarne précisément cette tension : elle est à la fois trace d’un instant révolu et actualisation saisissante qui semble défier l’irréversibilité du temps. Son grain particulier, les imperfections de ses teintes, témoignent de son ancrage historique, tandis que ses couleurs vibrantes arrachent le passé à sa fixité mortifère.
Nous sommes ainsi pris dans un vertige temporel où les époques se télescopent : l’image en couleur d’une scène de rue de 1908 opère une torsion dans notre expérience chronologique, juxtaposant des strates temporelles habituellement séparées. Le spectateur contemporain, accoutumé aux technologies numériques de manipulation des images, éprouve pourtant face à ces autochromes centenaires une stupéfaction qui n’est pas sans rappeler celle des premiers témoins de la photographie : quelque chose du réel s’est déposé là, a imprégné la plaque sensible, dans une continuité matérielle qui défie l’abîme des années.
Il y a un désaccord, à contre-temps, et c’est ce caractère intempestif qui produit un autre effet technique, esthétique et ontologique : la surprise est celle de la perception d’une autre concrétude. Ces images nous révèlent le complexe indissociable dans lequel nous sommes plongés. Les dispositifs techniques déterminent notre structure transcendantale et transforme donc la définition même de celle-ci.
N’est-ce pas là que se joue la véritable révolution philosophique suggérée par ces images ? Si notre appréhension du temps historique, cette catégorie que Kant plaçait au fondement même de l’expérience possible, se trouve ainsi modulée par des dispositifs techniques, c’est toute la conception traditionnelle du transcendantal qui se trouve ébranlée. Le transcendantal n’apparaît plus comme un cadre a priori, fixe et immuable, mais comme une configuration historiquement variable, façonnée par l’évolution des médiations techniques à travers lesquelles nous accédons au monde.
L’autochrome nous offre ainsi une leçon paradoxale : en perturbant notre perception conventionnelle du passé, elle met au jour les soubassements techniques de notre structure perceptive elle-même. Ce que nous prenions pour des données immédiates de la conscience – notre sens de la temporalité, notre appréhension de la distance historique – se révèle tributaire de médiations techniques qui structurent silencieusement notre rapport au réel. La surprise esthétique devient alors le vecteur d’une révélation ontologique : ce n’est pas simplement notre image du passé qui est transformée, mais notre compréhension des conditions mêmes de toute expérience possible.
Cette expérience perceptive nous invite à repenser notre rapport aux images dans leur ensemble : et si toute ontologie était fondamentalement médiatisée par des régimes d’imagéité historiquement variables ? Si notre accès au réel – passé, présent et même futur – était toujours déjà pris dans des configurations techniques qui déterminent non seulement ce que nous voyons, mais la façon même dont nous pouvons voir ? L’autochrome, par sa position marginale dans l’histoire des techniques visuelles, nous permet de saisir comme en négatif cette dépendance ordinairement invisible.
La couleur qui surgit là où nous attendions le monochrome devient ainsi l’opérateur d’une double révélation : elle nous montre simultanément la texture sensible d’un monde révolu et les présupposés techniques qui structurent notre rapport au temps historique. Ce qui se donne comme un simple écart esthétique – la surprise des teintes dévoilant un passé soudain plus proche – ouvre en réalité sur une refonte complète de notre compréhension des relations entre technique, perception et temporalité.