Les artistes-concepteurs

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On croyait avoir dépassé certaines oppositions simplistes, mais elles reviennent, elles ne nous avaient jamais quittées. Les écoles d’art et les médias sont les symptômes de ces débats dont nous ne sortons pas. L’un d’entre eux est la relation entre l’idée, la forme et la matière. Certaines écoles semblent mépriser ces dernières et, au travers des cours de créativité, valorisent les idées. D’autres font l’inverse et mettent en avant la pratique.

Nous savons combien l’opposition entre la théorie et la pratique est conceptuellement surdéterminée par une histoire depuis Platon et Aristote, depuis la division entre art mécanique et art libéral. Nous savons combien il faudrait faire ses adieux à ces simplifications. Mais du fait de leur influence sur le milieu éducatif, elles produisent encore des effets.

Ainsi dans certains pays, l’artiste-concepteur est valorisé par les médias parce que la manière dont il envisage l’art est proche du jeu de la textualité de celui qui écrira un article. La forme, la matière sont des ajouts, un supplément d’âme, pas une fin en soi (on se méfie souvent du « décoratif » comme si celui-ci était un défaut). Il faut que l’œuvre parle, que son concept soit explicite et qu’elle soit communicable par l’intermédiaire d’un texte publié. Mais qu’une œuvre bouleversante soit inintéressante par écrit, que le texte ne puisse en rendre compte parce que son régime est sensible et résiste aux mots, que le texte soit structurellement pris en défaut par le caractère sensible de l’expérience de l’oeuvre, voici une possibilité qui n’est plus même envisagée. Pourtant le désaccord profond entre le langage du dictionnaire utilisé pour écrire un article et qui recueille des définitions préalables à l’acte de communication, et le langage sans dictionnaire des œuvres d’art dont le langage s’élabore simultanément à l’acte de communication (de sorte qu’on ne sait jamais ce qui est dans l’œuvre et ce qui est en soi rendant difficile la « part des choses »), est un fait.

L’assurance de ceux qui manient le dictionnaire est sans borne, tandis qu’à leur côté le statut d’artiste-concepteur se développe. Nous préférons cette notion d’artiste-concepteur à celle d’art conceptuel, souvent utilisée pour désigner (et critiquer) cette forme d’art, mais qui ne correspond aucunement à la réalité historique de cette désignation. L’artiste-concepteur n’a que peu de rapport à l’heuristique, son savoir-faire est limité, il fait faire (et trouve dans ce faire faire un autre développement pour les journalistes) souvent ses œuvres, délègue la matérialité grâce à des plans qu’il a élaborés sur Sketchup. Sa manière de travailler consiste à élaborer un projet grâce à un texte et à une iconographie glanée ici et là et donnant la dominante stylistique, la forme n’est qu’un habillage et la matière un support. Il ne peut travailler heuristiquement, c’est-à-dire avec d’incessants retours entre la matière et l’idée (on préférerait parler de silhouette), se perturbant l’un l’autre. Il n’a pas ce temps d’expérimentation, il n’a qu’un temps de conception.

Les choses sortent de sa tête pour se réaliser. Mais on ne réfléchit aucunement sur la matérialité de ce processus qui adopte dès le départ le textuel pour imaginer et qui de plus utilise une manière de faire par délégation (le faire faire) qui est propre à la division du travail capitaliste et à un régime de domination qui soumet le désir du travailleur au désir de celui qui peut acheter sa force de travail. Du côté de la genèse comme du résultat, l’artiste-concepteur pourrait tout aussi bien écrire des articles ou travailler dans une entreprise de communication. Le résultat forme-matière ressemble à des pages de revue d’art, un éternel sentiment de déjà vu, un cahier de tendances de l’art contemporain comme il en existe dans la publicité. Le style se veut le plus souvent neutre, froid, détaché, l’anonymat devient une posture, la surface est sans aspérité car il s’agit d’effacer les traces tumultueuses que pourraient laisser les mains.