Compagnie artificielle

_2

L’image romantique de l’artiste continue sans doute à régner sur le sens commun et jusqu’au milieu de l’art. L’artiste y est représenté comme un individu solitaire et souverain. Isolé, il développe son art indépendamment du monde qui l’entoure. Mal à l’aise avec le langage et le monde des idées, il exprime directement dans la matière ses visions. Il est doué d’une faculté singulière : extérioriser dans une forme sensible ce qui normalement reste secret, le fond de la subjectivité. Et c’est pourquoi il est solitaire et anomique.

Mais voilà, cette idéologie qui persiste et qui vient occulter l’expérience charnelle d’une existence artistique, se fissure de toutes parts. Elle se disloque en particulier parce que le « moyen » de cette extériorisation de la subjectivité était la technique et un support matériel, et ceux-ci sont aujourd’hui bouleversés.

Dorénavant je ne serais jamais seul. Je ne l’ai d’ailleurs jamais été.

Dans chacune de mes œuvres, une machine m’accompagne. Elle n’est pas un instrument, elle n’est pas le moyen de certaines fins que j’aurais fixé à l’avance. La technique n’est pas ici un moyen pour extérioriser ma subjectivité, elle opère des choix, fait des tris, a des implications multiples qui dépassent mes intentions. Mes intentions sont travaillées en amont et en aval par l’inscription matérielle de sorte que je ne peux les distinguer d’un réseau contextuel.

Dorénavant je ne serais pas seul, car je serais accompagné de logiciels qui vont synthétiser et générer, qui par des réseaux de neurones et du deep learning, vont produire quelque chose auquel je ne m’attendais pas. Vous me direz que derrière il y a toujours un être humain et qu’au final je décide d’utiliser telle ou telle technique. Vous vous rassurez en croyant faire de moi un artiste. Vous ne comprenez pas : je ne décide pas, je fais avec mon époque et avec un contexte que je n’ai pas moi-même créé. La souveraineté de l’artiste, dont le résultat fut finalement la victoire de la subjectivité de l’entrepreneur, n’a jamais existé qu’à titre d’hyperstructure. Comme idéologie, elle a eu bien sûr de nombreuses conséquences, et est devenue en ce sens bien réelle. Mais il n’en reste pas moins qu’un artiste peut tout aussi bien n’être jamais seul. Toujours hétéronome, il n’est pas souverain, mais passible, sensible, affecté par des fragments de monde qu’il configure en retour.

Je ne ferais pas la différence entre ce que je fais et ce que fait la machine. Je n’exhiberais pas le rôle de la machine comme un trophée, car je ne parviens pas même à distinguer mon intention de ce que la technologie produit. Il n’y a pas d’un côté un être vivant et de l’autre une technique. Il y a un écheveau indémêlable.

Dorénavant je ne serais pas seul, car j’utiliserais des machines et des machines m’utiliseront. Elles seront une occasion pour moi et je serais une occasion pour elles. Un heureux hasard, la rencontre égarante entre des matières. Ce réseau sera la contingence d’un corpus d’oeuvres. On devient l’occasion d’autre chose que soi.