Le commissaire-priseur et le prétexte de l’art

Deux actualités récentes semblent pouvoir être articulées comme un symptôme d’époque. D’un côté, la prétendue destruction de la petite fille au ballon de Banksy pendant une vente aux enchères et de l’autre la vente chez Christie’s d’images réalisées grâce à un GAN, ou generative adversial network.

Quel est le point commun entre ces deux nouvelles ? C’est la place centrale donnée au marché de l’art, entendu comme vente aux enchères, pour déterminer la problématisation de l’œuvre d’art. D’un côté le pouvoir de subversion radicale d’un courageux artiste parvenant à s’attaquer avec éclat au capitalisme. De l’autre côté, de jeunes créatifs démontrant qu’une œuvre réalisée à l’aide d’une IA peut prendre une grande valeur et remettre en cause nos croyances en repoussant les limites de l’art.

Ce n’est pas étonnant que les médias de masse soient friands d’une telle corrélation entre l’évaluation esthétique et l’évaluation financière. Il en va d’un discours dominant de l’époque où la mondialisation est critiquée comme financiarisation. Cette dernière est rejetée de façon consensuelle comme une économie irréelle, c’est-à-dire purement spéculative. Par là même, on laisse croire qu’il y aurait une économie qui elle serait bien réelle, ce qui est une idée pour le moins problématique. Donc la critique de la finance est un procès en irréalité c’est-à-dire de la fiction et du simulacre, critique qui rejoint tout naturellement celle classique de Platon envers les œuvres d’art. Étrange correspondance des arguments à travers les époques.

Si les médias de masse s’intéressent à ces histoires concernant les ventes aux enchères et les œuvres d’art, c’est donc qu’elles permettent de fonder la critique ontologique d’irréalité des œuvres d’art sur un phénomène contemporain : la mondialisation financière qui créerait de la valeur là où il n’y a que le néant. Ceci développe un affect ambivalent où d’un côté on rejette cette irréalité financière et ce simulacre artistique, et de l’autre côté on est comme fasciné par cet envol économique et par la capacité de certaines œuvre d’art et de certains artistes à faire que quelque chose prenne de la valeur comme par magie.

Dans le cas de Banksy, on sait bien que la destruction qu’il a réalisé n’était pas une destruction, mais une valorisation, puisque l’œuvre ainsi lacérée reste parfaitement exposable : elle n’est pas détruite. L’acte le plus simple pour défier le marché de l’art et les enchères aurait san doute été une destruction totale qui fait que rien ne serais resté, aucun reste, rien. Mais ce que la plupart des gens ont retenu ici c’est que la critique du marché est métabolisée et intégrée au marché même c’est donc que l’hégémonie capitaliste n’a pas de limite parce qu’elle absorberait son extériorité même si celle-ci est un simulacre.

Quant à la vente aux enchères des images réalisée par une dite « intelligence artificielle », là encore rien de très nouveau puisque ces images sont réalisées depuis plusieurs années, mais seulement le déplacement de celles-ci dans le marche, on joue alors sur la magie et sur l’ambivalence, l’art n’étant qu’un prétexte au développement du discours dominant : le remplacement du travailleur, dans le cas d’espèce de l’artiste. D’un côté, les médias de masse estiment à l’avance qu’une machine n’est pas capable d’œuvre d’art laissant ainsi supposer que l’être humain lui en serait capable. De l’autre côté, on est fasciné qu’une machine puisse ainsi prendre de la valeur dans ses productions même si bien évidemment tout ici est déterminé par une décision humaine (ce qu’on a d’ailleurs de cesse de répéter). On laisse croire que le logiciel aurait appris à comprendre les règles du portrait sans entrer dans le détail du fonctionnement d’une induction statistique qui n’est pas une intelligence artificielle de type logique, mais où c’est l’information qui produit les règles. Laissant ce renversement de la logique et de l’informatique dans l’obscurité, on laisse croire au public à la réflexivité logique d’une machine pour immédiatement en dénier la possibilité et se rassurer des spécifités de l’être humain. D’un côté comme de l’autre, on refuse la réflexion, on est dans le symptôme médiatique.

Le point commun entre ces deux histoires, c’est bien sûr le fait que l’œuvre d’art est uniquement déterminée par un critère économique de spéculation ou plus exactement par le regard que nous portons sur l’objet économique. Parler de Banksy ou de la vente de chez Christie’s, c’est parler du capitalisme tout en s’empêchant d’y penser. Bref, pour savoir s’il s’agit d’une œuvre d’art ou non, qui est une question qui traverse toute l’histoire du 19e et du 20e siècle, on se fonde sur la possibilité qu’a une œuvre d’art d’être vendue aux enchères. Le véritable auteur n’est donc ni l’artiste (car dans les deux cas, il s’agit plutôt d’un publicitaire et d’une startup créative) ni le logiciel, tous deux n’étant que des éléments d’une mise en scène, mais l’organisateur véritable de l’événement c’est-à-dire le commisaire priseur. On avait connu dans les années 70, un certain déplacement entre le rôle de l’artiste et celui du commissaire d’exposition dont le texte de Buren datant de 1972 « Exposition d’une exposition » fut le signe, à présent ce déplacement s’étend sur le commissaire-priseur.

Il ne s’agit pas ici de contester une certaine articulation entre l’esthétique et l’économique, mais de réfuter que l’esthétique ne soit qu’économique, que le seul critère pour définir le statut d’une œuvre soit le regard ambivalent que nous portons sur la spéculation économique, ce grand ennemi factice. Toutefois, c’est un signe de l’époque que la reconnaissance du caractère artistique d’une œuvre d’art était dans le passé déterminée par des institutions muséales pour maintenant être de plus en plus déterminée par le regard médiatique sur les ventes aux enchères. Ce phénomène n’est pas totalement nouveau bien sûr, le commissaire priseur est depuis longtemps un acteur important du champ artistique qui organise souvent la carrière d’un artiste, au même titre que le galiériste et le curator, mais il prend une ampleur nouvelle avec les médias de masse. Par là, on utilise l’art pour parler de l’économie et non pas l’inverse, ce qui semble pour le moins logique au regard de l’importance sociétale de l’une et de l’autre. Il ne faut donc pas se laisser capturer par le discours des médias et relayer ces quatres prétextes :

1/ La résistance au capitalisme.
2/ Le remplacement de l’être humain par les machines.
3/ La résistance est impossible car immédiatement intégrée.
4/ Derrière les machines, il y a des êtres humains.

Ces quatres idées masquent le fait que le sujet véritable est la réflexivité, ou auto-référentialité, du capitalisme qui, par de telles expériences, porte un regard sur soi par l’action du commissaire-priseur.