La base de données que je ne ferais pas
Envisager mon existence comme une base de données constitue un horizon qui bouleverse la conception traditionnelle de l’artiste et de son œuvre. Cette perspective soulève une hypothèse : et si la démarche créative consistait non pas à produire des œuvres finalisées, des objets clos sur eux-mêmes, mais plutôt à constituer méthodiquement une réserve de possibles, une collection d’éléments discrets susceptibles d’entrer en relation selon des configurations multiples et imprévisibles ?
Cette interrogation touche à un renversement dans la conception même de l’acte créateur. Historiquement, l’artiste a souvent été défini par sa capacité à produire des œuvres achevées, des totalités signifiantes offertes à la contemplation. L’objet artistique, qu’il soit tableau, sculpture, composition ou texte, incarnait l’aboutissement d’un processus créatif qui trouvait sa justification dans cette finalité. L’imagination était alors conçue comme une faculté orientée vers un résultat, tendue vers la réalisation d’une forme déterminée.
La métaphore de la base de données propose une tout autre conception de la création. Elle suggère un déplacement de l’attention : de l’œuvre comme résultat vers le processus d’accumulation et d’organisation des matériaux. Dans cette perspective, l’artiste devient un collectionneur, un archiviste de fragments, de perceptions, d’idées, d’affects qu’il ne cherche pas nécessairement à synthétiser dans une forme définitive. Sa démarche consiste à constituer un réservoir d’éléments hétérogènes dont la valeur réside précisément dans leur potentialité, dans les combinaisons virtuelles qu’ils recèlent.
Cette approche résonne profondément avec certaines pratiques artistiques contemporaines marquées par la fragmentation, l’échantillonnage, le collage, la recombinaison. Elle fait écho également aux possibilités ouvertes par les technologies numériques, qui permettent de stocker, d’indexer et de manipuler d’immenses quantités d’informations selon des logiques multiples. La base de données n’est plus simplement un outil technique, mais devient un modèle conceptuel pour repenser l’imagination créatrice.
Le statut même de l’imagination s’en trouve transformé. Elle n’est plus conçue comme la faculté de produire des images cohérentes, des représentations unifiées, mais comme une capacité à établir des connexions inédites entre éléments disparates, à percevoir des résonances entre fragments apparemment sans rapport. L’imagination devient relationnelle plutôt que synthétique, connective plutôt que totalisante.
Cette conception ouvre des perspectives sur l’avenir de la création artistique. Elle affranchit l’artiste de l’impératif de finalisation, de l’obligation de produire des œuvres achevées. Elle valorise les processus d’accumulation, de classification, d’indexation comme des gestes créatifs à part entière. Elle invite à concevoir l’œuvre non comme un objet stable mais comme un champ de possibles, une structure ouverte susceptible de générer des configurations multiples selon les contextes d’actualisation.
L’existence comme base de données : cette formule ne décrit pas seulement une stratégie artistique parmi d’autres, mais propose une reconfiguration de notre rapport au processus créatif, à l’œuvre, et ultimement au sens même de la création dans un monde marqué par la prolifération informationnelle et la fluidité des formes.
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