L’autre Terre de Grégory Chatonsky au Palais de Tokyo – Laurent Carpentier – Le Monde

PDF

https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/06/27/arts-l-autre-terre-de-gregory-chatonsky-au-palais-de-tokyo_5482045_3246.html

Dans l’exposition collective « alt + R, Alternative Réalité », l’artiste propose une installation perturbante, « Terre seconde », autour de l’intelligence artificielle.

« L’intelligence artificielle, c’est d’abord l’imagination artificielle. Le développement d’un nouvel imaginaire. Qui est aussi une anxiété. Avec lequel nous allons devoir vivre. » Au Palais de Tokyo, – au sein de l’exposition collective « alt + R, Alternative Réalité » –, l’artiste Grégory Chatonsky propose une installation perturbante, Terre seconde. Une intelligence artificielle y est chargée de créer une autre planète à partir de la nôtre : « Un monument à la Terre disparue, à notre civilisation hypermnésique. Tout ce qui resterait serait une machine qui en a toutes les données Internet et qui essaye de se souvenir de tout ce que nous avons été. »

Le principe est connu depuis 2015 : on prend deux réseaux de neurones artificiels qu’on oppose. D’un côté, le faussaire. De l’autre, l’expert. A chaque fois que l’expert contre le faussaire, ce dernier s’améliore, s’éloigne de ce qui existe pour créer une œuvre plus originale. On appelle cela un GAN (pour Generative Adversarial Network). Grégory Chatonsky a ainsi tout d’abord nourri une intelligence artificielle d’images satellite. Résultat : cet aperçu d’une Terre « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », comme pourrait le dire un « bot » féru de Paul Verlaine.

« Des images réalistes mais pas réelles. Et un réalisme sans réel, c’est le cœur de ce que fait l’art. Or c’est la machine qui produit tout ça. Elle ne sait pas pourquoi. Elle ne sait même pas vraiment si elle est une machine… », s’amuse cet apprenti démiurge. Mais notre enthousiaste ne s’arrête pas là : « Après lui avoir appris à faire du minéral, j’ai pensé qu’il lui fallait savoir faire du liquide. » Cette fois, la machine va travailler à partir de séquences vidéo telles qu’on les trouve stockées sur Internet.

La lithosphère, l’hydrosphère… Et évidemment la biosphère : des organismes vivants alternatifs, obtenus à partir de la base de données ImageNet (trois millions de photos), livrent sur un autre écran les
prémices d’un monde étrange. Et pour parachever cette histoire d’une autre humanité, une imprimante 3D crée en temps réel (« pendant toute la durée de l’exposition et jusqu’à saturation de l’espace ») des statues de ces êtres hybrides, comme des fossiles du futur.

Une vision noire du futur

« Concrètement, l’ambition, c’est de raconterl’époque, l’odeur de l’époque, que certainsappellent anthropocène et que je préfèreappeler extinction. Car c’est de cela qu’ils’agit. Nous savons tous que nous allonsdisparaître »,analyse cet artiste-chercheur àl’Ecole normale supérieure. « Nous nouspensons les héritiers des Grecs, mais noussommes des Egyptiens – la civilisation qui n’acessé d’anticiper sa disparition. C’est toutel’histoire des pyramides. Or les GAFA sont nospyramides. Sur Facebook, dans dix ans, ondénombrera plus de profils de morts que devivants. »

Grégory Chatonsky avait 14 ans en 1985lorsqu’il visita l’exposition « LesImmatériaux » à Beaubourg, qui, sousl’égide du philosophe Jean-François Lyotard,introduisait dans l’art la problématiquetechnologique. Un déclic. « Je me suis dit : jeveux faire ça. » Il étudie les beaux-arts quaiMalaquais et la philosophie à la Sorbonne.« La philosophie, c’était pour aller chezl’ennemi, s’amuse-t-il. Les philosophes, cesont ceux qui tiennent le langage, pour unartiste, c’est le camp adverse. »

Aux Beaux-Arts en 1999-2000, ce « digitalnative » est de la première générationàtravailler sur Internet avec ses copains dugroupe Incident.net. « Très tôt, je comprendsque le Web n’est pas seulement un instrumentmais que toute une société est en train de semettre en place. C’est une banalité de dire çaaujourd’hui, mais, à l’époque, on nousregarde de travers. » Nommé professeur àl’école du Fresnoy, il finira par s’expatrierdix ans à Montréal (il a aujourd’hui ladouble nationalité) où il enseigne à l’écoled’art de l’université – l’un des centres lesplus reconnus au niveau mondial pour cequi est de l’intelligence artificielle.

L’homme pense vite. Nietzsche, Beckett,Guyotat : on brasse large… Mais ons’inquiète d’une vision si noire du futur.Comment faire des enfants avec une tellephilosophie ? « On ne fait des enfants queparce qu’on sait qu’on va disparaître…,répond-il. Ce que j’essaye de produire, c’estune alternative au modèle dominant qui n’estpas non plus une utopie de la guérison.Beaucoup d’intellectuels voudraient qu’il yait, face à cette extinction, une quête desolutions. Pour moi, la solution passe parl’acceptation que nous pouvons, en tantqu’espèce, disparaître. De même qu’au niveauindividuel on sait qu’on commence à vivrequand on accepte sa propre disparition. »

Au milieu du dispositif présenté au Palais deTokyo, une unité à la voix humaine, tour àtour masculine ou féminine, raconte enboucle les rêves qui la traversent. Les rêvesde cette intelligence artificielle nourrie cettefois des quelques dizaines de milliers derêves réunis dans la dream bank del’université de Santa Barbara, en Californie.« … La protection est une voiture fraise. Jecommence à aller aux toilettes. Je suis dansune pièce. J’ai un gros état de l’avion… » Ausecours, quelqu’un, réveillez-moi !