L’autonomie des flux

Les flux sont autonomes. Ils ne dépendent pas de nous tout aussi bien lorsqu’ils correspondent à des mouvements naturels, technologiques que corporels. Cette dernière catégorie pourrait pourtant sembler plus proche de notre subjectivité mais à y regarder de plus près les flux corporels sont justement une force en nous sur lequel nous n’avons pas de prise. L’écoulement des corps est autonome de notre volonté. Tout se passe comme si ces flux étaient une force du dehors qui s’infiltrait au dedans et qui se rejetait au dehors, par un mouvement en boucle qui transperce la surface de la peau.

Cette transpercée perpétuelle, cette porosité fondamentale entre l’intérieur et l’extérieur, nous confronte à l’illusion de la frontière hermétique : la peau n’est jamais un rempart infranchissable, elle est constamment traversée par des courants invisibles, des échanges incessants, des percolations subtiles. Le corps lui-même devient alors un territoire de passage, un lieu transitoire où s’entrelacent des forces qui le dépassent et le constituent simultanément. Les fluides qui nous habitent — sang, lymphe, larmes, sueur — suivent des trajectoires qui échappent à notre volonté immédiate : ils obéissent à une logique qui n’est pas celle de notre conscience, mais celle d’une nécessité organique plus profonde, plus ancienne que notre individualité éphémère.

La culture occidentale a traversé ce paradoxe par la blessure christique : cette plaie ouverte d’où s’écoule eau et sang figure parfaitement cette frontière rompue entre l’intérieur et l’extérieur, cette porosité essentielle du corps aux flux qui le traversent. L’écoulement devient ici symbole d’une transcendance qui s’incarne et se révèle précisément dans sa capacité à franchir les limites corporelles. Le sacré ne jaillit-il pas précisément de cette rupture des frontières, de cette transgression des limites conventionnelles entre le dedans et le dehors ? La stigmatisation n’est-elle pas ultimement la reconnaissance d’une participation du corps individuel aux flux cosmiques qui le dépassent ?

Le flux même de la conscience, ce flux qui ne semble jamais cesser (et s’il cesse l’expérience privative ne peut revenir sur elle-même et s’oublie) est comme une force anonyme et impersonnelle en nous. Il court sous la surface de nos pensées délibérées, il murmure en deçà de nos raisonnements, il persiste dans le silence même de nos méditations. Ce courant souterrain ne s’arrête jamais vraiment, pas même dans le sommeil profond : il change seulement de forme, de texture, de vitesse. Il y a bien sûr telle ou telle idée que je peux croire être mienne, mais ce qui les supporte, ce qui les transporte, ce flux de la conscience est hors de notre emprise, c’est elle qui nous prend.

Les soliloques intérieurs chez Beckett révèlent magnifiquement cette étrangeté du flux mental : cette voix qui parle en nous est-elle vraiment la nôtre ? Cette rumination incessante qui accompagne nos jours et nos nuits, cette litanie de mots, d’images et de sensations qui défile sans répit, n’est-elle pas plutôt un phénomène qui nous habite sans nous appartenir ? « Pas moyen de continuer, pas moyen d’arrêter » : la formule beckettienne capte précisément cette autonomie paradoxale du flux de conscience, cette nécessité absolue qui semble pourtant parfaitement contingente dans ses manifestations particulières.

Les flux sont autonomes aussi au sens où ils défient le principe de raison parce qu’ils alternent, selon une rythmologie contingente, le mouvement et l’arrêt, les turbulences et le calme. Ces alternances ne suivent pas une logique prévisible, une cadence régulière que nous pourrions anticiper et mesurer avec précision : elles obéissent plutôt à des facteurs multiples, à des interactions complexes qui dépassent notre capacité d’analyse exhaustive. Le cours d’eau qui serpente dans la vallée connaît ses moments d’agitation frénétique et ses périodes d’apparente tranquillité sans que nous puissions toujours en déterminer les causes précises : une pluie lointaine dans les montagnes, un obstacle invisible sous la surface, un changement subtil dans la configuration du lit.

Ces changements décrivent une topologie dans laquelle on a du mal à distinguer les détails et le tout, les parties et l’ensemble, les multiples et l’un. Plongez le regard dans un torrent pour observer cet indécomposable : l’eau qui s’écoule est-elle une seule entité continue ou une multitude de gouttes distinctes ? Où commence et où finit chaque tourbillon ? Comment isoler un remous particulier de l’ensemble du mouvement qui l’engendre et le dissout dans le même élan ? Le flux résiste à notre tendance analytique à découper, à séparer, à classifier : il nous impose une appréhension globale qui déborde nos catégories habituelles.

Et malgré, ou à cause de, leur apparente contingence, le flux apparaît comme la nécessité même : nous ne pouvons rien y faire. Leur indifférence souveraine à nos tentatives de contrôle, de canalisation, de domestication, révèle une forme d’autonomie radicale qui nous rappelle les limites de notre puissance d’agir. Les digues que nous construisons pour contenir les rivières finissent toujours par céder sous la pression continue de l’eau ; les barrières que nous érigeons contre l’océan sont progressivement érodées par les vagues inlassables. Le flux trouve toujours son chemin : il contourne, s’infiltre, érode, s’accumule, déborde.

Les flux impliquent-ils un état de confusion dans lequel nous ne pouvons plus distinguer et trier, et qui met à mal notre pouvoir de schématiser notre perception ? Notre appareil cognitif, façonné par des millénaires d’évolution, excelle à identifier des objets stables, des entités discrètes, des formes reconnaissables : il peine davantage face à des phénomènes en mouvement perpétuel, des processus sans début ni fin clairement discernables, des transformations continues qui échappent à la fixité rassurante des catégories. Ou bien les flux mettent-ils même en cause la perception parce qu’ils ne peuvent pas être l’objet d’un corrélat à notre conscience ? Peut-être dépassent-ils le cadre même de la relation sujet-objet, peut-être nous invitent-ils à penser au-delà du schème perceptif classique, à envisager une forme d’expérience qui ne serait plus structurée par la distance entre un observateur et un observé.

N’y a-t-il pas dans le flux qui nous déborde, dans cet afflux donc, un sublime qui peut être considéré comme le symptôme de quelque chose qui est inassimilable ? Le sentiment du sublime, tel que l’ont décrit Burke ou Kant, naît précisément de cette confrontation avec une force qui excède notre capacité de compréhension ou notre pouvoir de résistance. Face à la tempête déchaînée, au déferlement des vagues, à l’écoulement furieux d’une cataracte, nous éprouvons simultanément notre petitesse physique et notre grandeur morale, notre vulnérabilité corporelle et notre élévation spirituelle. Le flux, dans son autonomie radicale, dans son indifférence souveraine à notre existence, nous renvoie à cette expérience fondamentale de la limite : limite de notre pouvoir, limite de notre savoir, limite de notre être.

Lorsque nous voulons décrire des mouvements qui dépassent la temporalité de notre conscience humaine, nous faisons souvent référence aux flux. Le cosmos et le vide interstellaire, les planètes lointaines balayées par des vents glacials : ces phénomènes qui se déploient sur des échelles temporelles incommensurables avec notre expérience quotidienne — millions d’années, milliards d’années — nous confrontent à une durée qui nous est fondamentalement étrangère, à un rythme qui n’est pas le nôtre. Les flux géologiques, les mouvements des plaques tectoniques, l’érosion lente des montagnes par le vent et la pluie : autant de processus dont la lenteur même les rend presque imperceptibles à notre échelle, et pourtant leur puissance cumulative transforme radicalement la face de la Terre.

Lorsque nous voulons désigner quelque chose qui est hors de notre contrôle (économie, Internet, cataclysme, etc.) ne faisons-nous pas souvent usage de la notion de flux comme pour signaler ce dehors autonome ? Les marchés financiers qui s’emballent ou s’effondrent, les données numériques qui circulent à travers les réseaux mondiaux, les catastrophes naturelles qui bouleversent en quelques instants des équilibres patiemment construits : tous ces phénomènes nous rappellent l’existence de forces qui échappent à notre maîtrise, de dynamiques qui suivent leur propre logique, indépendamment de nos désirs ou de nos projets.

La nécessité des flux est imprévisible parce que contingente, au sens strict, les flux sont sans loi fixe sans pour autant être un pur chaos parce qu’alors le désordre deviendrait une nouvelle loi. Les flux incarnent plutôt un régime intermédiaire, un état de métastabilité où coexistent ordre et désordre, régularité et surprise, continuité et rupture. Ils ne sont ni parfaitement aléatoires ni strictement déterminés : ils oscillent entre ces deux pôles, ils occupent cet entre-deux paradoxal qui défie nos catégories binaires habituelles. Les flux sont le possible : ils manifestent concrètement cette ouverture fondamentale du réel, cette indétermination essentielle qui résiste à toute tentative de clôture conceptuelle.

Les flux ne sont-ils pas un état indistinct de la matière, une matière dans laquelle nous n’avons pas notre place (et c’est pour cela que nous avons tant de mal à y opérer des séparations et des synthèses) et dans laquelle pourtant nous ne cessons d’habiter ? Notre corps lui-même n’est-il pas traversé de part en part par ces flux qui le constituent et le dépassent simultanément ? Notre conscience n’est-elle pas portée par ce courant continu de sensations, d’affects, de pensées qui nous traverse sans jamais nous appartenir complètement ? Cet habitat sans accueil préalable — car les flux n’ont pas été aménagés pour nous, ils ne nous attendaient pas, ils n’ont pas été conçus pour répondre à nos besoins ou à nos désirs — ne fait-il pas signe d’une ontologie ahumaine ?

La compréhension des flux, au-delà de toute analyse qui reviendrait à les découper, n’est-elle pas la chance d’une ouverture au monde en notre absence, à cette ahumanité qui nous structure pourtant de part en part ? Peut-être les flux nous invitent-ils précisément à cette expérience paradoxale : éprouver ce que serait le monde sans nous, tout en reconnaissant que cette épreuve même ne peut se faire qu’en nous, à travers nous. Ils nous confrontent à cette étrange possibilité : penser l’impensable, toucher l’intouchable, habiter l’inhabitable. Les flux nous rappellent constamment que nous appartenons à un monde qui ne nous appartient pas, que nous participons à des processus qui nous précèdent et nous survivront, que nous sommes traversés par des forces qui nous constituent sans jamais se réduire à notre mesure.