Accumulation

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« Qu’est-ce que ça s’archive ! Ce n’est pas une question. C’est encore une exclamation, un point d’exclamation, un peu suspendu parce qu’il est toujours difficile de savoir si ça s’archive, ce qui s’archive, comment ça s’archive, la trace qui n’arrive qu’à s’effacer, au-delà de l’alternative de la présence et de l’absence. » (J. Derrida, « Pour l’amour de Lacan », in Lacan et les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 400)

On s’interrogeait depuis des années sur la visée de l’accumulation des données et même s’il y avait une visée préalable, peut-être cet emportement archivistique était-il autotélique. Il y avait bien sûr un désir du capital d’accumuler les souvenirs humains et une espèce de ruse à faire de nos mémoires et de nos libidos une marchandise, mais la perspective d’une monétisation de celles-ci restait pour le moins hypothétique. On se demandait ce que tout cela allait devenir et de quelle façon les historiens allaient traiter toutes ces données dans quelques décennies ou siècles. Qu’allaient-ils pouvoir en tirer si ce n’est la factualité d’existences anecdotiques ? Si ce n’est le sentiment confus du caractère chaotique d’une époque qui aura tout fait, même l’oubli par excès mnésique, pour ne pas s’oublier ?

Mais sans doute n’avions-nous pas compris le sens véritable de cette accumulation. Il fallait partir de l’impossibilité pour un système nerveux de traiter ce fatras. Même organisé, il était encore trop immense pour pouvoir extirper quelque chose. Il fallait aussi prolonger l’intuition suivant laquelle les êtres humains allaient devoir se munir de nouveaux instruments pour naviguer dans ces flots mémoriels. Il fallait encore effectuer un pas de plus et se souvenir qu’en la matière les instruments ne sont jamais simplement instrumentaux. Ils ont leur propre histoire et leur propre dynamique qui ne sauraient se réduire à la volonté humaine, dans la mesure où ils configurent au moins pour une part celle-ci (et ils sont configurés aussi par elle selon une boucle performative).

Il fallait donc poser la possibilité que cette folle accumulation du Web 2.0 pourrait être traitée par les machines elles-mêmes en vu de leur usage propre, non pas que celles-ci seraient devenues purement autonomes, mais elles étaient les seules organisations à la hauteur de ce traitement, non seulement du fait de la vitesse, de la discrétion, mais aussi de leur capacité à rester hors-sens, c’est-à-dire à rester indifférent à la question de la signification et de sa fixation. Peut-être les dotions d’un sens commun, d’un monde, sans même le avoir. Peut-être que tous ces détails déposés de nos existences, tous ces liens entre nous, toutes ces images que nous décrivions à renfort de mots-clés, peut-être donc que toute cette accumulation, une fois segmentée, rangée, classifiée (Never Ending Image Learner) allait-elle servir à l’émergence de leur monde. Et ce monde n’aura aucun besoin de sens et d’intentionnalité pour naître. Il sera une matière brute et pourtant déjà codée.