III

On tentera de rendre indifférent la distinction académique entre la théorie et la pratique. Dichotomie arbitraire qui fracture l’unité profonde de l’expérience créatrice, séparation artificielle entre deux modalités d’un même rapport au monde. Cette frontière, tracée par l’institution bien plus que par la nature même de l’art, ne constitue-t-elle pas l’un des obstacles les plus tenaces à l’épanouissement d’une démarche artistique authentique ? Penser et faire, concevoir et réaliser, réfléchir et agir : ces couples que l’académisme oppose artificiellement ne sont-ils pas, dans l’expérience vécue de la création, indissociablement entrelacés, comme les fils d’une même trame ? Le geste le plus concret n’est-il pas déjà porteur d’une pensée, et la réflexion la plus abstraite ne s’incarne-t-elle pas dans une forme de pratique ?

Les étudiants sont souvent paralysés par une telle distinction parce que celle-ci compose deux mondes qui s’opposent et entre lesquels on leur demande de naviguer. Navigation périlleuse entre des rives artificiellement éloignées, traversée anxiogène d’un fleuve dont le courant emporte tantôt vers l’abstraction désincarnée, tantôt vers le faire dépourvu de pensée. Cette oscillation imposée entre deux polarités supposées contradictoires ne produit-elle pas une forme particulière d’inhibition : celle qui naît de l’impossibilité de se tenir simultanément en deux lieux séparés ? L’étudiant, écartelé entre ces exigences perçues comme antinomiques, finit souvent par se réfugier dans l’un des deux territoires, au détriment de l’autre, ou pire encore, par développer une pratique schizophrène qui juxtapose sans jamais les intégrer véritablement ces deux dimensions de son travail.

La relation entre les deux est souvent ambiguë et implique des structures de domination : commentaire d’un côté et justification de l’autre. Rapports de pouvoir subtils qui s’instituent entre le faire et le dire, l’œuvre et son discours, l’acte créateur et sa légitimation théorique. D’un côté, la parole théorique qui prétend éclairer, expliquer, contextualiser la pratique, mais qui souvent la surplombe et l’enferme dans des catégories préétablies ; de l’autre, le discours de l’artiste sommé de justifier ses choix, de les inscrire dans une filiation intellectuelle, de les raccrocher à des références légitimantes. Ce jeu de miroirs déformants n’est-il pas l’un des symptômes les plus évidents de la violence symbolique qui s’exerce au sein des institutions artistiques ? Violence qui s’ignore comme telle et qui pourtant marque profondément les subjectivités en formation, imposant des modes de relation au savoir et à la création qui perpétuent les hiérarchies implicites entre pratique et théorie.

On fera la promotion d’un haut degré d’enseignement technique, estimant que la maîtrise technique est une manière d’aider au passage à l’acte et constitue donc un moyen de libération du désir de l’étudiant. Paradoxe fécond : c’est dans la contrainte même de la technique, dans l’apprentissage parfois fastidieux de ses règles et de ses exigences, que peut s’épanouir la liberté créatrice. La technique n’est pas l’ennemie de l’expression mais sa condition de possibilité : elle offre au désir les moyens concrets de son incarnation. Comment le flux créateur pourrait-il prendre forme sans un canal pour le guider, sans une résistance matérielle qui lui donne consistance ? L’obstacle technique, loin d’entraver l’élan créateur, lui permet de se déployer dans toute sa puissance, comme le lit du fleuve qui, en contraignant son cours, permet au courant de développer sa force propre.

Le savoir artisanal et technique sera valorisé. Réhabilitation nécessaire de ce qui, dans notre tradition intellectuelle, a trop souvent été relégué au rang de simple moyen, de savoir-faire subalterne par rapport au savoir théorique. Cette valorisation n’est pas seulement une question de justice symbolique, mais aussi de justesse pédagogique : reconnaître la dignité propre du geste technique, l’intelligence spécifique qui s’y déploie, la pensée incarnée qui s’y manifeste. L’artisanat n’est pas l’autre de la pensée, mais l’une de ses modalités les plus concrètes : pensée qui se déploie dans le dialogue avec la matière, intelligence qui naît de la confrontation avec les résistances du réel, savoir qui s’élabore dans l’épreuve même du faire.

On ne séparera pas cet apprentissage de la théorie la plus poussée, en présentant celle-ci comme une pratique parmi d’autres. Renversement de perspective qui déplace les lignes traditionnelles de partage entre théorie et pratique : la théorie n’est plus ce qui surplombe et éclaire la pratique de l’extérieur, mais une pratique spécifique, avec ses propres techniques, ses propres matérialités, ses propres résistances. Lire, écrire, conceptualiser : autant de gestes qui engagent le corps et l’esprit dans un rapport particulier au monde, autant de pratiques qui produisent des effets concrets sur le réel. La théorie ainsi conçue n’est plus l’autre de la pratique, mais l’une de ses modalités : non plus le commentaire extérieur de l’action, mais une forme d’action parmi d’autres, avec sa temporalité propre, ses exigences spécifiques, ses plaisirs et ses difficultés caractéristiques.

Cette mise en plat entre la théorie et la pratique sera un moyen de dédramatiser le conflit entre eux et de permettre aux étudiants d’utiliser ce dont ils ont besoin. Dédramatisation qui ne signifie pas négation des différences réelles entre ces différentes modalités du rapport au monde, mais refus de les hiérarchiser, de les opposer, de les constituer en territoires étanches. L’étudiant n’est plus sommé de choisir son camp, de se définir comme “théoricien” ou “praticien”, mais invité à circuler librement entre ces différentes dimensions de l’expérience créatrice, à puiser dans chacune d’elles les ressources dont il a besoin à un moment donné de son parcours. La théorie et la pratique deviennent ainsi des outils parmi d’autres dans la boîte à outils de l’artiste en formation, outils qu’il peut mobiliser selon les nécessités propres de son projet, selon les exigences spécifiques des questions qu’il se pose.

Il ne sera jamais demandé aux étudiants de théoriser leurs créations, mais de trouver un discours (dont le silence est une catégorie à part entière) leur convenant. Libération essentielle de l’injonction à dire, à expliquer, à justifier qui pèse si souvent sur la pratique artistique contemporaine. Reconnaître que certaines œuvres appellent le silence, que certaines démarches résistent légitimement à leur mise en discours, n’est-ce pas respecter la spécificité même de l’expérience esthétique ? Le silence n’est pas absence de pensée mais parfois sa forme la plus intense, non pas défaut de discours mais choix positif d’un rapport au monde qui excède ou refuse la médiation des mots. Trouver son discours peut ainsi signifier trouver la juste distance entre le dire et le taire, entre l’explicitation et la réserve, entre la générosité de la parole et la pudeur du silence.

L’indifférence entre la théorie et la pratique sera rendue possible par l’articulation des deux enseignements dans des horaires rapprochés et dont les thèmes seront coordonnés : comment faire de la pratique une théorie et de la théorie une pratique. Indifférence qui n’est pas négligence ou désintérêt, mais refus de la différence hiérarchisante, de la séparation qui assigne à chacun son territoire propre. Cette articulation temporelle et thématique vise à rendre sensible la continuité profonde entre ces différentes modalités de l’expérience créatrice, à faire apparaître leurs échos, leurs résonances, leurs interpénétrations constantes. Le cours théorique n’est plus ce qui précède et prépare l’atelier pratique, ni ce qui le suit et l’explique après coup, mais ce qui l’accompagne dans un dialogue permanent, un va-et-vient continu entre différentes formes d’appréhension du réel.

La théorie ne sera pas présentée comme un savoir que les étudiants doivent acquérir, mais comme un des éléments du contexte culturel qu’ils peuvent et doivent sans doute prendre en compte pour faire résonner leurs créations avec leur époque. Déplacement significatif qui libère la théorie de sa fonction normative pour lui restituer sa dimension dialogique : non plus corpus de vérités à assimiler, mais constellation de propositions avec lesquelles entrer en conversation. La théorie devient ainsi l’un des interlocuteurs possibles de la démarche artistique, non son juge ou son fondement. Cette conception réinscrit le savoir théorique dans l’horizon plus large du contexte culturel, lui restituant sa dimension historique, située, relative. La théorie n’est plus ce qui transcende l’époque mais ce qui l’exprime et la constitue, non ce qui échappe au temps mais ce qui en porte la marque.

Cette redéfinition des rapports entre théorie et pratique ne vise-t-elle pas, en définitive, à restituer à l’expérience créatrice son unité fondamentale, par-delà les clivages institués par la tradition académique ? Ne s’agit-il pas de retrouver quelque chose de cette indivision originelle où pensée et action, conception et réalisation, réflexion et intuition s’entrelacent indissociablement ? Non pas fusion indistincte qui nierait les spécificités de chaque modalité, mais circulation fluide qui respecterait leurs différences sans les constituer en oppositions.

Le flux créateur, ainsi libéré des canalisations artificielles qui prétendaient séparer ses différentes dimensions, peut alors se déployer selon sa propre logique interne, selon ses propres nécessités. L’étudiant n’est plus écartelé entre des exigences contradictoires, mais invité à habiter pleinement la complexité de sa démarche, à embrasser la multiplicité des dimensions qu’elle implique. La navigation entre théorie et pratique n’est plus traversée périlleuse entre deux mondes étrangers l’un à l’autre, mais exploration continue d’un même territoire aux paysages variés, aux reliefs contrastés, mais fondamentalement unitaire.

Dans ce nouvel espace pédagogique où s’estompe la frontière entre théorie et pratique, ne voit-on pas se dessiner la possibilité d’une relation renouvelée au savoir et à la création ? Relation qui ne serait plus marquée par l’alternative stérile entre soumission et rébellion, entre l’acceptation passive des catégories instituées et leur rejet pur et simple, mais qui s’ouvrirait à une appropriation critique et créative des multiples ressources offertes par la tradition artistique et intellectuelle. L’étudiant devient alors non plus l’objet passif d’une formation qui lui imposerait de l’extérieur ses catégories et ses hiérarchies, mais le sujet actif d’un parcours singulier qui intègre et transforme à sa manière les différentes dimensions de l’expérience créatrice.