II
L’une des problématiques importantes des structures pédagogiques est leur tendance à la réification : phénomène subtil et pourtant implacable, où ce qui n’était qu’instrument devient substance, où le moyen se transforme en fin. Comment ne pas voir dans cette métamorphose silencieuse l’une des contradictions les plus profondes de notre rapport à l’institution ? Oubliant leur fonctionnalité originelle, elles finissent par devenir leur propre fin et tendent à s’autoconserver même si c’est au prix de la négation de leur service. Étrange renversement qui fait du serviteur le maître, de l’échafaudage l’édifice. Le flux originel de la transmission, qui devait circuler librement entre enseignants et apprenants, se trouve figé dans les structures rigides de l’institution pétrifiée : comme ces rivières qui, en déposant trop longtemps leurs minéraux, finissent par créer elles-mêmes les barrages qui entravent leur course.
Cette pétrification progressive n’est-elle pas le destin tragique de toute structure qui perdure au-delà de l’élan initial qui l’a fait naître ? Ne retrouve-t-on pas ici l’éternel paradoxe des institutions humaines, condamnées à trahir leur vocation première dès lors qu’elles cherchent à se perpétuer ? La structure pédagogique voulait servir l’art et voilà que l’art doit désormais la servir ; elle prétendait favoriser l’émergence de singularités créatrices et voilà qu’elle exige leur conformité à ses propres logiques administratives. Ce retournement n’est pas le fruit d’une malveillance délibérée, mais la conséquence presque inexorable d’une dynamique institutionnelle laissée à elle-même : tout organisme tend naturellement à sa propre conservation, même lorsque cette conservation contredit sa raison d’être initiale.
Il n’y a pas de garantie pour éviter un tel écueil, aveu d’impuissance qui pourrait sembler désespérant s’il ne contenait en même temps une invitation à la vigilance perpétuelle. Comment maintenir vivante une structure sans qu’elle ne se sclérose ? Comment préserver la fluidité du projet pédagogique face aux forces d’inertie qui le menacent constamment ? Ces questions ne souffrent aucune réponse définitive : elles appellent plutôt une attention continue, une remise en question permanente qui seule peut contrebalancer la tendance naturelle à l’ossification. L’absence de garantie n’est pas une fatalité, mais l’indice d’un nécessaire éveil critique que chaque génération doit renouveler.
Mais on peut souligner que certains éléments accentuent cette tendance par le poids économique qu’ils font peser sur les structures. L’économie, loin d’être un facteur extérieur au processus pédagogique, en devient souvent le principe organisateur invisible : contrainte matérielle qui imperceptiblement se transforme en contrainte intellectuelle et créative. Les nécessités économiques ne dictent-elles pas, plus sûrement que toute théorie pédagogique, les contours réels de l’enseignement artistique ? N’imposent-elles pas leur temporalité, leur logique de rentabilité, leur exigence de résultats quantifiables à ce qui devrait échapper par nature à toute quantification ?
Ainsi les locaux, les enseignements permanents, les matériels lourds, etc. sont autant d’éléments qui poussent des personnes bien intentionnées à défendre une autoconservation malsaine parce qu’elle nie le dynamisme instable des objectifs artistiques. Tout se passe comme si la matérialité même de l’institution – ses murs, ses équipements, ses postes budgétaires – exerçait une force gravitationnelle qui attire à elle et détourne les flux de la pensée et de la création. Ces infrastructures, initialement conçues pour servir le projet pédagogique, finissent par le reconfigurer selon leurs propres contraintes : le bâtiment dicte les usages, l’équipement oriente les pratiques, la permanence du personnel impose une continuité qui peut devenir sclérosante.
La matérialité lourde de l’institution ne constitue-t-elle pas une contradiction fondamentale avec la nature essentiellement fluide, mobile, métamorphique de l’art contemporain ? Comment une structure fixe pourrait-elle accueillir adéquatement ce qui, par définition, refuse la fixité ? Le paradoxe apparaît dans toute son acuité : plus l’institution s’équipe pour répondre aux besoins supposés de la création, plus elle risque d’enfermer cette création dans les limites de ces équipements mêmes. L’atelier de gravure appelle des gravures, le studio de montage vidéo appelle des vidéos, l’amphithéâtre appelle des conférences – mais qu’en est-il des formes artistiques qui ne correspondent à aucun équipement préexistant, des pratiques émergentes qui requièrent des espaces non encore imaginés ?
On tentera de les supprimer autant que possible. Formule lapidaire qui résonne comme un manifeste : non pas réformer l’institution mais la délester, non pas l’améliorer mais l’alléger. Supprimer non pas pour détruire, mais pour libérer les flux entravés par trop de structures. Cette proposition radicale ne vise-t-elle pas, au fond, à réinventer une pédagogie de la légèreté, du mouvement, de l’adaptation permanente aux formes imprévisibles de la création contemporaine ? Une pédagogie nomade qui ne serait plus prisonnière de ses propres murs, de ses propres routines, de ses propres certitudes.
Cette légèreté recherchée ne signifie pas absence de rigueur ou de profondeur, mais capacité à se déplacer, à se transformer, à suivre les méandres imprévisibles de la création plutôt qu’à lui imposer des parcours balisés. Elle implique une remise en question de l’idée même de permanence : permanence des lieux, permanence des personnels, permanence des savoirs transmis. Et si l’enseignement artistique s’inspirait davantage de la nature même de son objet – mouvant, instable, en perpétuel renouvellement – plutôt que des modèles pédagogiques hérités d’autres disciplines ?
La suppression évoquée ne doit pas être comprise comme une simple destruction, mais comme une libération des potentialités entravées par l’excès de structure. Supprimer le superflu pour retrouver l’essentiel : le flux vivant de la transmission, l’échange direct entre sensibilités, la confrontation immédiate avec les questions fondamentales de la création. Cette économie de moyens n’est-elle pas, paradoxalement, la condition d’une plus grande richesse pédagogique ? N’est-ce pas dans le dénuement relatif que peuvent s’inventer les formes les plus fécondes de transmission ?
Imaginer une pédagogie artistique délestée du poids de sa propre institution, c’est peut-être retrouver quelque chose de l’essence même de l’art : cette capacité à créer du sens et de la forme avec les moyens du bord, cette ingéniosité qui transforme la contrainte en opportunité, cette liberté qui s’affirme précisément dans le refus des facilités matérielles. L’histoire de l’art ne nous montre-t-elle pas que les périodes les plus fécondes ne sont pas nécessairement celles où les moyens étaient les plus abondants, mais celles où une nécessité intérieure plus forte que toute contrainte extérieure poussait les artistes à inventer des formes nouvelles ?
Cette critique radicale des structures pédagogiques lourdes contient en germe une utopie : celle d’un enseignement artistique qui retrouverait la fluidité, la mobilité, l’adaptabilité du flux créateur lui-même. Une école sans murs, ou dont les murs seraient poreux, traversés par les courants de la vie sociale, intellectuelle, politique qui l’entoure. Une école en mouvement perpétuel, qui ne chercherait pas à fixer le savoir dans des formes définitives mais à maintenir ouvertes les questions fondamentales que pose toute pratique artistique.
Utopie nécessaire, non comme programme réalisable terme à terme, mais comme horizon qui oriente la critique et l’action. Car c’est peut-être dans la tension même entre la nécessité de certaines structures et l’aspiration à s’en libérer que peut se réinventer continuellement une pédagogie artistique vivante. Tension productive qui empêche aussi bien l’anarchie stérile que la sclérose institutionnelle, et maintient ouvert l’espace d’une transmission qui serait à la fois rigoureuse et libre, exigeante et inventive.
La question des structures pédagogiques nous ramène ainsi à une interrogation plus fondamentale sur la nature même de l’enseignement artistique : peut-on, doit-on institutionnaliser ce qui, par essence, échappe à toute institutionnalisation ? Comment transmettre sans figer, comment accompagner sans diriger, comment évaluer sans normaliser ? Ces questions, loin d’appeler des réponses définitives, dessinent plutôt un champ de tensions fécondes au sein duquel chaque génération d’enseignants et d’étudiants doit inventer ses propres modalités de relation au savoir, à la création, à l’institution.
Le dilemme reste entier, oscillant entre la nécessité pratique de certaines structures et l’aspiration légitime à une légèreté qui serait plus fidèle à l’esprit même de la création. Peut-être faut-il alors concevoir l’institution pédagogique non comme une entité stable mais comme un processus, une dynamique perpétuellement renouvelée par le dialogue critique entre tous ceux qui la font vivre. Une institution qui accepterait paradoxalement d’interroger constamment sa propre légitimité, de remettre en jeu ses certitudes, de se laisser traverser et transformer par les flux qu’elle prétend canaliser.
Dans cette perspective, l’appel à “supprimer autant que possible” ne serait pas tant un programme de destruction qu’une invitation à la vigilance perpétuelle, à l’allègement constant, à la remise en question permanente des pesanteurs institutionnelles qui menacent toujours de figer le flux vivant de la transmission artistique. Vigilance qui serait la condition même d’une pédagogie fidèle à son objet : aussi mobile, aussi métamorphique, aussi insaisissable que l’art lui-même.