Terre sans monde / Earth without world
Je crois que je n’ai jamais vécu un tournant historique aussi important. Mais celui-ci n’était pas localisé. Il n’avait pas eu lieu quelque part. Il se diffusait partout de proche mon proche jusqu’au point où ce tournant devenait l’histoire même du monde, c’est-à-dire de notre conception de la Terre qui faisait aussi son habitation.
C’est sans doute la raison pour laquelle il est si difficile de déterminer ce moment à la manière d’un phénomène. À quand cela remonte t-il ? À la destruction du World Trade Center ? À la chute de mur de Berlin ? Ou est-ce avant ? Ou est-ce après ?
Je ne sais même plus quand je l’ai vécu si cela m’est même arrivé. C’était plutôt comme une atmosphère qui semblait diffuse et se répandre dans les interstices. Bien sûr la pandémie du Covid avait constitué un véritable tournant et avait réalisé ce que chacun d’entre nous attendait depuis des décennies : l’arrêt du monde, c’est-à-dire de la mondialisation, c’est-à-dire du monde en train de devenir monde, c’est-à-dire d’un monde qui n’est pas encore un monde et qui demande à le devenir.
Les conséquences furent très concrètes : nous n’avions plus accès au monde, cet univers dans lequel nous nous déplacions en avion en étant fasciné de planer au-dessus de Los Angeles pendant la nuit ou de naviguer au-delà du pôle arctique. Ce monde-là était fini.
Il fallait à tout prix et le plus rapidement possible réduire notre consommation énergétique et les avions en faisait partie à hauteur d’une dizaine de %. Dans l’urgence où nous étions c’était énorme et nous pouvions faire quelque chose en ne voyagent plus comme nous le faisions auparavant.
Le monde s’est donc brutalement refermé du jour au lendemain. Fini les explorations de pays inconnus. Terminé les rencontres impromptues et cette émotion d’aller dans une ville où jamais je ne vivrai et où j’imaginais ma vie.
Le monde en tant que monde avait disparu avec la pandémie et la Terre se refermait sur les frontières des États-nations avec leur lot de guerres et de génocides. On avait tant et tant critiqué la mondialisation sans voir les avantages culturels de celle-ci et les passages qu’elle permettait d’ouvrir. Nous n’arrivions pas à imaginer dans quelle planète nous étions. Nous ne pouvions plus naturaliser cette planète parce qu’elle aurait été sans monde, c’est-à-dire sans mondialisation, c’est-à-dire sans monde en train de devenir monde parce que nous pouvions y habiter en nous y transportant.
Ce moment historique n’était donc pas localisé. Il était sans origine car sans doute était-il l’histoire même du monde, de notre monde qui se refermait à présent parce que nous étions en train de nous éteindre. Nous n’étions pas en train d’atterrir sur la Terre après avoir volé au-dessus du monde. Ce n’était pas un nouvel enracinement ni un retour en arrière ni un aller vers l’avant mais c’était une planète sans monde c’est-à-dire au bout du compte sans nous. Nous étions en train de disparaître. Il fallait vivre aussi ce moment.
–
I don’t think I’ve ever experienced such an important historical turning point. But this one wasn’t localized. It did not take place somewhere. It spread everywhere, from near to far, to the point where this turning point became the history of the world itself, that is to say, of our conception of the Earth, which is also its home.
This is probably the reason why it is so difficult to determine this moment in the manner of a phenomenon. When did it happen? To the destruction of the World Trade Center? To the fall of the Berlin Wall? Or was it before? Or is it after?
I don’t even know when I experienced it if it even happened to me. It was more like an atmosphere that seemed to diffuse and spread through the interstices. Of course, the Covid pandemic was a real turning point and achieved what all of us had been waiting for decades: the end of the world, i.e. of globalization, i.e. of the world becoming a world, i.e. of a world that is not yet a world and that asks to become one.
The consequences were very concrete: we no longer had access to the world, that universe in which we flew around fascinated by hovering over Los Angeles at night or sailing beyond the Arctic Pole. That world was over.
We had to reduce our energy consumption at all costs and as quickly as possible, and airplanes were part of that, to the tune of about ten percent. In the emergency we were in, this was huge and we could do something by not traveling as we did before.
The world was brutally closed overnight. No more exploring unknown countries. Gone were the impromptu encounters and the thrill of going to a city where I would never live and where I imagined my life to be.
The world as a world had disappeared with the pandemic and the Earth was closing in on the borders of nation-states with their share of wars and genocides. We had criticized globalization so much without seeing the cultural advantages of it and the passages it allowed to open. We could not imagine what planet we were on. We could no longer naturalize this planet because it would have been without a world, i.e. without globalization, i.e. without a world in the process of becoming a world because we could live in it by transporting ourselves to it.
This historical moment was therefore not localized. It had no origin because it was undoubtedly the very history of the world, of our world that was now closing because we were in the process of becoming extinct. We were not landing on the Earth after having flown over the world. It was not a new rooting, not a going back, not a going forward, but a planet without a world, that is to say, without us in the end. We were disappearing. We had to live this moment too.