Le réseau, l’inéchangeable et l’exposition
Me voilà dans une exposition de Martha Rosler dont j’avais aimé le livre Culture Class (Sternberg Press, 2013). J’avais aussi le lointain souvenir d’avoir vu en 1990 ou 1991, une vidéo d’elle dans un obscur lieu de vidéoart du XVIIIe arrondissement de Paris à l’époque ou je dévorais des yeux tout ce qui pouvait ressembler à de l’image expérimentale et électronique.
Je passe d’un écran à un écran dans cette exposition au MACBA et je m’ennuie ferme. Est-ce la forme de l’exposition (faussement documentaire) ou les années qui sont passées et la curiosité qui s’est épuisée ?
Je tourne en rond dans cette exposition. Il y a des tubes cathodiques des années 80, du mobilier noir, des chaises et des casques. Au fond une vidéoprojection, répartition classique des espaces. Je continue à m’ennuyer et à sentir que cette exposition pourrait avoir lieu ou non, que je pourrais être là ou non. Pourquoi cette absence de nécessité ?
Lorsque j’avais 19 ans, aller voir de la vidéoart c’était presque du militantisme, car on ne pouvait en consommer que dans des lieux très précis et des temps limités ; soirée dédiée, festival, événement, etc. La diffusion de monobandes était rare et précieuse. Les organisateurs les louaient à des distributeurs (Heure exquise en France et Electronic Arts Intermix aux USA) ou étaient directement en contact avec les artistes qui devenaient alors des quasi-figures underground. Le moment de la vision était unique et cette unicité en donnait toute la valeur et produisait une attention vive pendant le temps de la diffusion.
Mais cette exposition en 2017 pourrait être remplacée par un visionnage sur YouTube ou UbuWeb. Ce serait la même chose. Allant à cette exposition, on pense à cet autre espace, celui du réseau, qui pourrait fort bien prendre sa place rendant alors l’expérience du musée remplaçable et échangeable. Internet se superpose à toutes les expositions possibles, l’espace domicilaire à celui du musée. Le temps devient égal à un autre temps, bref on n’a plus rien à faire ici.
Ce qu’a fait le Web à un grand nombre d’expositions qui se suffisaient de diffuser des documents qu’on ne pouvait pas voir ailleurs et qui produisaient ainsi une valeur provoquant l’attention du visiteur, est un écrasement de cette attention dans un flot permanent.
Ce nivellement de l’expérience peut être un élément d’explication de la généralisation actuelle des expositions spectaculaires, expérientielles (performances) ou des interdictions faites par certains artistes de documenter. Elles permettent de produire de l’inéchangeable : on doit aller dans cette exposition pour expérimenter son contenu. On ne pourra pas l’expérimenter sur Internet. Ce dernier a donc des conséquences paradoxales sur le commissariat : un retour à des formes d’expérience non médiatisées creusant leur différence avec la dissémination des documents sur le Web. Le remplacement de cette expérience est généralisée car le Web n’est pas un médium mais un protocole, au sens conceptuel, qui permet de rendre compatible des mondes différents et qui circulent donc de l’un à l’autre.
La transposition entre le réseau et l’exposition joue sans doute à double sens : le netart a été la tentative de transposer l’art contemporain sur le réseau tandis que le postdigital a consisté à transposer le réseau dans l’art contemporain. À comparer l’impact institutionnel de l’un et de l’autre, on comprend combien l’art contemporain est devenu une réaction au changement de notre être-au-monde-réseau.