Vitesse et variation

Si le plus souvent on parle des flux en partant de leur vitesse, c’est qu’on décrit moins un phénomène (les flux) qu’on ne conjure celui-ci. On ne saurait en effet déterminer les flux comme rapides ou comme quelque chose de continu dans l’ordre de la vitesse. Le continuum du flux est sa variation : cela ne cesse de varier. Comprendre pour quelles raisons on réduit ainsi les flux à leur vitesse pour refouler leur variabilité, c’est sans doute comprendre pourquoi l’Occident est hanté par la contingence et tente toujours de ramener les événements à une raison dernière.

Cette obsession occidentale de la vitesse n’est-elle pas l’expression d’un désir de maîtrise, d’une volonté de réduire la complexité mouvante des flux à une dimension quantifiable et contrôlable ? Le flux, par essence, échappe à cette réduction : il est cette variation continue qui déjoue nos catégories et nos mesures. Penser les flux par leur seule vitesse, c’est manquer leur nature profonde, celle d’un perpétuel différer d’avec eux-mêmes.

La métaphysique occidentale s’est construite sur cette tentative de stabiliser le mouvant, de ramener l’imprévisible à du prévisible, le contingent au nécessaire. Que serait une pensée qui accepterait la variabilité comme principe premier ? Non plus chercher la permanence sous le changement, mais embrasser le changement comme seule permanence : voilà peut-être l’horizon que nous ouvrent les flux dans leur irréductible variabilité.

Le flux n’est pas rapide ou lent : il est cette ondulation incessante qui passe par des accélérations et des ralentissements, des intensifications et des atténuations. Son essence est cette modulation même, ce jeu d’intensités variables qui ne se laisse pas capturer dans un attribut stable. Paradoxalement, la continuité du flux réside précisément dans sa discontinuité qualitative : il se poursuit en ne cessant de différer.

Notre inconfort face à cette variabilité n’est-il pas le symptôme d’une pensée qui ne tolère l’indétermination que comme transition vers une détermination future ou comme vestige d’une détermination passée ? La variabilité des flux nous confronte à cette inquiétante étrangeté : un devenir qui n’est pas tendu vers une fin mais qui s’épanouit dans sa propre efflorescence.

Dans cette perspective, le flux ne serait plus ce qu’il faut dompter ou accélérer, mais ce qu’il faut apprendre à habiter : non pas se tenir hors du flux pour le mesurer et le contrôler, mais se laisser porter par ses modulations, cultiver une attention aux variations d’intensités qui nous traversent et nous constituent.

La métaphore hydraulique qui sous-tend notre conception des flux révèle cette ambivalence : l’eau qui coule est à la fois ce qui féconde et ce qui menace de submerger. Notre rapport aux flux balance ainsi entre désir d’irrigation et peur de l’inondation. Mais l’eau enseigne aussi l’art de la souplesse, cette capacité à épouser les formes sans s’y attacher, à couler sans se perdre.