Variable numérique et standardisation industrielle

Au-delà du modèle hylémorphique

Le concept de variable constitue une remise en question fondamentale du développement industriel et de sa logique inhérente de standardisation. L’industrie repose historiquement sur un modèle hylémorphique, déjà soumis à la critique pertinente de Gilbert Simondon, qui opère une distinction artificielle entre la forme (considérée comme fixe et déterminante) et la matière (perçue comme passive et homogène). Cette conception hylémorphique, dont les racines remontent à la philosophie aristotélicienne, a structuré notre compréhension de l’instrumentalité technique, tant dans ses effets d’utilisation que dans ses processus de production.

La pensée hylémorphique présuppose une stabilité formelle imposée à une matière indifférenciée, créant ainsi des objets aux caractéristiques prévisibles et reproduisibles. Ce paradigme a rendu possible l’émergence de la production industrielle de masse, où l’identique se multiplie selon des standards rigoureux. Cependant, cette approche néglige les potentialités intrinsèques de la matière et les dynamiques complexes qui caractérisent les processus techniques authentiques.

Avec l’avènement du numérique, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle conception où la variable ne cesse de varier selon une matérialité énergétique en perpétuel mouvement. Ces variables numériques sont, pour reprendre l’expression de Deleuze et Guattari dans “Mille Plateaux”, “porteuses de singularités et d’heccéités” – porteuses d’individualités concrètes qui échappent aux catégorisations génériques. Elles engendrent des processus de déformation continus et manifestent des affects variables et intensifs qui dépassent l’horizon de la simple reproduction.

La standardisation comme réductionnisme

La standardisation industrielle traditionnelle peut désormais être comprise comme une opération consistant à arracher les variables à leur état naturel de variation continue. Son objectif fondamental est d’extraire, à partir du flux des variations, des points fixes et des relations constantes qui peuvent être reproduits à l’identique. Cette opération transforme radicalement la nature même des variables, les faisant basculer d’un régime de fluctuation permanente vers un régime de stabilité contrôlée.

Ce basculement modifie également la nature des équations qui régissent ces variables. Celles-ci cessent d’être immanentes à la matière-mouvement, cessent d’exprimer les inadéquations et adéquations dynamiques qui caractérisent les processus matériels vivants. Les équations standardisées deviennent des abstractions imposées de l’extérieur, qui figent le devenir au profit de l’être, qui substituent l’identité à la différence.

Dans le contexte de l’art numérique, les projets qui tentent d’imposer une standardisation à la monstration des œuvres numériques – tels que le dispositif “EVE” conçu par Jeffrey Shaw ou le “Panoscope” développé par Luc Courchesne – semblent méconnaître la nature profonde du phylum technologique qu’ils manipulent. Ce phylum constitue certes une matérialité, mais une matérialité essentiellement dynamique, en mouvement perpétuel, en flux constant, en variation ininterrompue, porteuse de singularités irréductibles et de traits d’expression uniques.

Vers une standardisation programmatique

Cette matérialité numérique, intrinsèquement variable, ne saurait aucunement être standardisée au sens d’une stabilisation matérielle définitive. La variable numérique représente fondamentalement une matière-flux qui ne peut être que suivie dans son mouvement, accompagnée selon des itinéraires et des déambulations imprévisibles, jamais totalement maîtrisés à l’avance.

Face à cette impossibilité d’une standardisation matérielle classique, un autre mode de standardisation doit être envisagé et développé. Ce nouveau paradigme ne se situe plus du côté matériel mais s’oriente vers le langagier et le programmatique. Il s’agit de concevoir une structure modulaire et intrinsèquement variable, composée de plugins librement associables, qui préserve la fluidité et l’ouverture caractéristiques du numérique.

Cette standardisation programmatique ne vise pas à figer les possibilités expressives mais, au contraire, à multiplier les potentialités combinatoires. Elle ne cherche pas à réduire la variabilité mais à l’organiser de façon à favoriser son expression maximale. Elle propose des protocoles de communication entre modules autonomes plutôt que des formes fixes et définitives.

La variance

La variable numérique incarne un changement paradigmatique dans notre rapport à la technique et à la création. Elle nous invite à penser au-delà des catégories industrielles héritées du XIXe siècle pour embrasser une conception plus fluide, plus dynamique et plus intensive de la matérialité technique.

Dans cette perspective, le numérique n’apparaît plus comme un simple outil de reproduction ou de simulation, mais comme un champ d’expérimentation où la variation continue constitue l’essence même du médium. Les artistes et créateurs qui explorent ce champ sont confrontés au défi de développer des approches qui respectent cette variabilité constitutive tout en proposant des expériences significatives et partageables.

La question n’est plus de savoir comment stabiliser le variable pour le rendre conforme aux exigences de la reproduction industrielle, mais plutôt comment habiter la variation, comment naviguer dans le flux des transformations, comment articuler des expériences au sein d’une matérialité fondamentalement instable et toujours en devenir.

Cette reconsidération de la variable entraîne des conséquences profondes sur notre compréhension de l’esthétique numérique. Elle nous éloigne d’une conception de l’œuvre comme objet stable et délimité, pour nous orienter vers une compréhension de l’œuvre comme processus, comme événement, comme champ de forces en perpétuelle reconfiguration.

L’art numérique, dans cette perspective, ne cherche pas à produire des objets identiques à eux-mêmes, mais à générer des expériences singulières qui se déploient différemment à chaque activation. L’œuvre n’est plus définie par son identité stable mais par ses possibilités de variation, par sa capacité à engendrer des différences significatives au sein d’un cadre programmatique donné.

Cette approche rejoint les réflexions philosophiques contemporaines sur l’ontologie du numérique, qui soulignent l’importance de penser l’être non plus comme substance stable mais comme relation dynamique, non plus comme identité mais comme différence, non plus comme permanence mais comme devenir. La variable numérique incarne cette transformation ontologique, rendant sensible et manipulable cette nouvelle conception de l’être comme variation continue.

Les limites de la variation

Le concept de variable nous invite à repenser fondamentalement notre rapport à la technique, à la création et à l’existence même. Il nous propose d’abandonner le rêve industriel d’une maîtrise totale par la standardisation, pour embrasser une conception plus humble mais aussi plus riche de notre relation au monde technologique.

Dans cet univers de la variation continue, nous sommes appelés non plus à imposer des formes préexistantes à une matière passive, mais à suivre les lignes de force immanentes à la matière-flux, à accompagner les processus de différenciation, à explorer les potentialités expressives qui émergent des configurations variables du code et de l’énergie.

Cette nouvelle approche, qui substitue la navigation à la fabrication, l’accompagnement à l’imposition, l’exploration à la reproduction, ouvre des perspectives pour l’art numérique et pour notre compréhension plus générale de la technologie contemporaine. Elle nous invite à développer des modes d’existence et de création qui honorent la variabilité constitutive du réel, plutôt que de chercher vainement à la neutraliser.

Si nous passons de la standardisation à la variation comme mode de production alors nous pouvons imaginer sortir du mode répétitif de la production industrielle qui imposait de réaliser des économies d’échelle et de constituer un désir mimétique nommé consumérisme. Quel serait le mode productif de la variation, son économie comme son mode de consommation? Il y a là sans doute une ambivalence entre la reprise en main néolibérale et l’émancipation de ce modèle. Par ailleurs, cette illimitation jamais achevée se cogne avec violence contre les limites planétaires et la disponibilité des ressources. Elle est également bordée par la précarité des supports d’enregistrement et de l’infrastructure en général. Il y a ainsi dans cette illimitation une variable de la finitude et une fragilité plus intense encore que celle peut être portée par l’être humain.