Un art inutile / A useless art
Comme je comprends ceux qui sont lassés par le discours suivant lequel l’art permettrait de changer notre imaginaire, notre représentation du monde, et aurait pour cette raison un rôle de pivot à jouer dans la transformation concrète de celui-ci. Ce discours s’appuie souvent sur la science-fiction qu’il considère comme une manière de libérer l’avenir en multipliant des possibles et désirables futurs. Comme je comprends qu’on puisse n’y voir qu’une fantaisie présupposant, d’une manière paradoxale, que le monde tel qu’il va mal est le produit de nos représentations mentales, ceci ayant comme autre présupposé d’une part que nous serions responsables de ce mal du monde, mais encore que ce monde pourrait être modifié par de telles représentations qui, au bout du compte, ne seraient qu’une des formes possibles de ce qui s’est nommé de Nietzsche à Heidegger la volonté de puissance. De sorte qu’on trouverait le remède dans la cause de ce dont il faut nous guérir.
Je comprends la fatigue que peut provoquer un tel discours et la réponse qu’on peut lui opposer : tout ceci est un luxe dont nous devons nous séparer, les représentations resteront imaginaires devant l’intrication des dominations et elles ne pourront tout simplement pas faire le poids, il faut aller vers du concret. Il est vrai qu’imaginer un rapport de causalité entre des représentations mentales et la transformation du monde tel qu’il est, au regard de sa complexité et de nos dépendances, semble illusoire. En particulier parce que si la technique est sans doute le produit de l’activité humaine, elle n’est pas manipulable au niveau de ses conséquences d’une manière simplement volontaire. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir, car notre vouloir et notre pouvoir sont déterminés un retour par les techniques de sorte que si nous en sommes la cause, elles nous causent également.
Les pratiques artistiques sont-elles seulement aujourd’hui, dans l’urgence où nous sommes placés, un luxe (un type de valeur) qu’il faudrait mettre un moment de côté ? Ce serait considérer l’art seulement d’un point de vue idéologique et conceptuel, présupposant que son extension est déterminable par sa définition, et oublier une autre forme de concrétude : les pratiques artistiques inventent déjà d’autres modes de vie qui varient de la séparation avec le monde tel qu’il est à une intrication avec lui, offrant un vaste tableau de pratiques, de gestes et de modes de pensée. Car qu’est-ce qui peut pousser des individus à consumer leur vie dans ces pratiques, alors que le monde social exige efficacité et rentabilité ? Est-ce simplement l’expression d’un aristocratisme esthétique de certains ? N’y a-t-il pas aussi dans les arts, une autre vie qui s’invente déjà ? Une vie qui n’est pas un paradigme homogène, mais un spectre de variabilité et de position diverses par rapport au monde qui va mal.
C’est sans doute concernant la question de la technique que l’art en tant que mode de vie et d’expérience recèle de la plus grande importance. Car c’est là aussi que s’invente une autre relation à la technique, la technique étant ce par quoi le monde est considéré par nous comme un ensemble de causes et d’effets dont nous devons tirer volontairement un bénéfice utile, faisant par la même du monde une ressource indifférente à exploiter qui doit rendre du travail, c’est-à-dire de l’énergie ? Or s’il n’y a pas lieu d’idéaliser la relation des artistes à la technique, on peut tout du moins souligner qu’ils s’y rapportent d’une manière singulière dans la société, tout d’abord en l’individualisant (ce sont pour certains des praticiens dans un atelier) et en se l’appropriant en vue d’une finalité qui n’est pas claire et qui tout du moins n’est pas rentable de manière déterministe. Un artiste n’utilise pas la technique en vue des mêmes fins qu’on emploie habituellement la technique. Il en modifie donc l’essence même pour en faire un processus qui permet de faire émerger quelque chose d’inattendu. On peut toujours ramener les pratiques artistiques au désir d’un gain égotique de représentation de soi et d’un gain financier prodigieux, comme on aime à le rappeler dans les médias de masse en ne parlant de l’art que par les millions que certains y gagnent. Mais il faut dire que dans l’immense majorité des cas, dans le très grand nombre la pauvreté tout autant qu’une multiplicité de compétences rares s’y développe et que le décalage entre les deux ne peut s’expliquer que par le fait que beaucoup d’artistes sont déjà dans d’autres possibilités du monde et ne font pas que les imaginer, mais s’organisent, ils travaillent, s’y socialisent, etc.
La place de l’art dans ce monde qui va mal et qui doit se révolutionner n’est donc pas un problème dans la tête de représentation mentale et l’imagination ne peut s’entendre dans ce sens très limité de quelque chose qui est dans le crâne, mais dans le fait que beaucoup d’artistes habitent déjà dans les ruines et mettent en œuvre une nouvelle idée de la finalité, puisqu’ils visent bien quelque chose, qui ne répond aucunement à la manière dont la finalité déterministe s’est développée dans la modernité occidentale. Leur finalité, et par la même leur rapport à la technique, et strictement expérimentale, c’est-à-dire qu’à prendre et manier une technique consiste à se donner les conditions d’une expérience qui n’a pas été prévue à l’avance. Il s’agit donc d’être l’occasion, par l’entrelacement d’un dispositif technique d’un laisser être qui rend puissant, c’est-à-dire qui rend justice à la puissance que quelque chose d’autre que nous arrive par nous, mais ce nous n’est qu’un des acteurs possibles est loin d’être le seul de cet agencement. La place de l’art n’est donc pas une définition conceptuelle, un ordre moral permettant de répartir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est profitable ou détestable, mais des modes de vie non exemplaire qui se multiplient, se disséminent et qui ne se soumettent pas de manière univoque aux relations instrumentales de causes et des faits soumettant toute chose à l’emprise de la volonté de puissance qui loin d’être l’expression d’une volonté individuelle autodéterminée et celle d’un dispositif logistique, économique, juridique.
Il faut donc accepter ce caractère anarchique des modes de vie artistique et leur multiplicité, le caractère insubsumable de leur exemplarité pour comprendre que la pulsion qui pousse des individus à ainsi consumer leur existence ouvre la voie à une dislocation du principe de la volonté de puissance et de la manière dont elle a inventé un monde et une technique telle que toute chose est envisagée comme une ressource à extraire, à utiliser, à pratiquer pour son gain propre et à son bénéfice.
C’est donc dans l’observation concrète plutôt que dans la normativité conceptuelle qui déterminerait ce que doit être là au regard du désirable, que nous pouvons trouver une ressource importante. Ce n’est donc pas dans l’imagination considérée comme quelque chose dans le crâne, comme une représentation mentale et pour ainsi dire irréelle que nous devons aborder cette question, mais dans l’imagination en tant qu’elle est toujours déjà une « projection » ou une « expression » (au sens où l’entend Deleuze à propos de Spinoza) sur un support matériel, allant d’un médium qui offre la possibilité d’une œuvre d’art à une organisation sociale et existentielle déterminée. On a trop souvent voulu dire aux artistes ce qu’ils faisaient et pourquoi ils le faisaient de manière normative, croyant faire parler des idiots incapables de penser ce qui était en train de se faire, alors même que ce qu’ils faisaient, ces expérimentations multiples de la vie ayant des rapports variés au monde qui va mal, étaient déjà des modes de pensée. Il faut donc se méfier de tout discours théorique ayant trait à un sentiment de décadence, d’inutilité, de vanité des pratiques artistiques.
As I understand those who are tired of the discourse according to which art would allow to change our imaginary, our representation of the world, and would have for this reason a role of pivot to play in the concrete transformation of this one. This discourse is often based on science fiction that it considers as a way to liberate the future by multiplying possible and desirable futures. As I understand it, one can only see in it a fantasy presupposing, in a paradoxical way, that the world such as it is going badly is the product of our mental representations, this having as another presupposition on the one hand that we would be responsible for this evil of the world, but also that this world could be modified by such representations which, at the end of the day, would be only one of the possible forms of what has been called from Nietzsche to Heidegger the will to power. So that we would find the remedy in the cause of what we have to cure.
I understand the fatigue that such a discourse can provoke and the answer that can be given to it: all this is a luxury from which we must separate ourselves, the representations will remain imaginary in front of the intricacy of the dominations and they will simply not be able to make the weight, we must go towards the concrete. It is true that to imagine a causal relationship between mental representations and the transformation of the world as it is, in view of its complexity and our dependencies, seems illusory. In particular because if technology is undoubtedly the product of human activity, it cannot be manipulated at the level of its consequences in a simply voluntary way. It is not enough to want to be able to, because our will and our power are determined a return by the techniques so that if we are the cause of it, they also cause us.
Are the artistic practices only today, in the urgency where we are placed, a luxury (a type of value) that it would be necessary to put aside for a moment? It would be to consider art only from an ideological and conceptual point of view, presupposing that its extension is determinable by its definition, and to forget another form of concreteness: the artistic practices already invent other modes of life that vary from the separation with the world such as it is to an entanglement with it, offering a vast picture of practices, gestures and modes of thought. For what can drive individuals to consume their lives in these practices, when the social world demands efficiency and profitability? Is it simply the expression of an aesthetic aristocracy of some? Is there not also in the arts, another life that is already being invented? A life that is not a homogeneous paradigm, but a spectrum of variability and diverse positions in relation to the world that is going wrong.
It is undoubtedly concerning the question of the technique that the art as a way of life and of experience conceals of the biggest importance. Because it is there also that is invented another relation to the technique, the technique being that by which the world is considered by us as a set of causes and effects from which we have to draw voluntarily a useful benefit, making by the same way of the world an indifferent resource to be exploited that has to give back work, that is to say energy ? Now if there is not reason to idealize the relation of the artists to the technique, we can at least underline that they relate to it in a singular way in the society, first of all by individualizing it (they are for some practitioners in a workshop) and by appropriating it in view of a finality which is not clear and which at least is not profitable in a deterministic way. An artist does not use the technique for the same purpose as one usually uses the technique. He thus modifies its very essence to make of it a process which allows to make emerge something unexpected. One can always bring back the artistic practices to the desire of an egotic gain of representation of oneself and a prodigious financial gain, as one likes to recall it in the mass media by speaking about art only by the millions that some gain there. But it must be said that in the immense majority of the cases, in the very great number poverty as much as a multiplicity of rare competences develops there and that the gap between the two can be explained only by the fact that many artists are already in other possibilities of the world and do not make only imagine them, but they organize themselves, they work, they socialize there, etc.
The place of the art in this world which goes badly and which must revolutionize itself is not therefore a problem in the head of mental representation and the imagination cannot be understood in this very limited sense of something which is in the cranium, but in the fact that many artists already live in the ruins and implement a new idea of the finality, since they aim well at something, which does not answer in any way to the way in which the deterministic finality developed in the Western modernity. Their finality, and by the same token their relation to the technique, and strictly experimental, that is to say that to take and handle a technique consists in giving oneself the conditions of an experience that has not been foreseen in advance. It is thus a question of being the occasion, by the interweaving of a technical device of a letting be that makes powerful, that is to say that makes justice to the power that something other than us arrives by us, but this us is only one of the possible actors is far from being the only one of this arrangement. The place of the art is thus not a conceptual definition, a moral order allowing to distribute what is good and what is bad, what is profitable or detestable, but modes of life not exemplary that multiply, disseminate and that do not submit themselves in a univocal way to the instrumental relations of causes and facts subjecting all thing to the grip of the will of power that far from being the expression of an individual self-determined will and that of a logistic, economic, legal device.
It is thus necessary to accept this anarchic character of the artistic ways of life and their multiplicity, the insubsumable character of their exemplarity to understand that the impulse which pushes individuals to so consume their existence opens the way to a dislocation of the principle of the will of power and of the way in which it invented a world and a technique such as all thing is considered as a resource to be extracted, to be used, to be practised for its own gain and to its benefit.
It is thus in concrete observation rather than in the conceptual normativity that would determine what must be there with regard to the desirable, that we can find an important resource. It is thus not in the imagination considered as something in the skull, as a mental and so to speak unreal representation that we must approach this question, but in the imagination as it is always already a “projection” or an “expression” (in the sense where Deleuze understands it about Spinoza) on a material support, going from a medium that offers the possibility of a work of art to a determined social and existential organization. One has too often wanted to say to the artists what they made and why they made it in a normative way, believing to make speak about idiots unable to think what was in the process of making, whereas what they made, these multiple experiments of the life having varied relations to the world that goes wrong, were already modes of thought. It is thus necessary to be wary of any theoretical speech having to do with a feeling of decadence, of uselessness, of vanity of the artistic practices.