« Je suis une gagnante »
Il n’y a pas de définition préalable au métier d’artiste. Le déterminer même comme un métier ou un non-métier est problématique. Chaque tentative de définition est contestable et le jeu de cette contestation fait sans doute partie de l’art. Le paradoxe social ne cesse pourtant de s’accroître : alors que la figure de l’artiste est valorisée en tant qu’expression de soi et développement personnel que chacun devrait mener à bien dans son existence, les conditions matérielles de la majorité des artistes se dégradent, et le milieu artistique ressemble souvent à une caricature du capitalisme (sélection, compétition, vulgarité).
Ce décalage, beaucoup d’artistes le ressentent dans leur chair et en souffrent. Chacun d’entre eux négocie face à ce conflit et trouve une « solution ». L’une d’entre elles consiste dans un discours de la confiance en soi et de l’auto-confirmation permanente : on croise un artiste (faisons abstraction que nous le sommes nous-mêmes), on lui demande de ses nouvelles, il lève les yeux au ciel, sourit et exulte. Il n’arrête pas ! Il a tant de projets ! C’est fou ! Une galerie ? Pas le temps, et puis c’est Goodman ou rien ! Des solos dans des musées ? On n’en est plus là ! Le monde change et il faut savoir dépasser un milieu moribond ! Ses œuvres ? Toujours le nouveau et l’incroyable ! Il le sent, il est au cœur de l’histoire, tandis que la majorité de ses collègues végètent…
On est un peu stupéfait. Est-ce la caricature d’un discours de développement personnel comme il peut s’en trouver dans certains stages d’entreprises ou des livres écrits pour des gens qui ne lisent pas ? Les critères d’évaluation en art sont incertains, mais tout de même, en étant un peu normatifs et en faisant usage du bon sens : s’agit-il d’un artiste important ? A-t-il une œuvre, c’est-à-dire un corpus ? expose-t-il ailleurs que dans des festivals ? écrit-on sur son travail ? S’y intéresse-t-on ? Il présente chacun de ses “échecs” comme autant de choix intentionnels.
L’artiste continue, il parle sans s’arrêter, il disserte sur ses extraordinaires projets, il donne sa vision du monde, de l’avenir, des technologies et de l’art d’une façon toujours générale. On est submergé par ses paroles. Il ne demande jamais « Et toi ? ». On le laisse parler et quelque chose d’autre affleure dans ce discours quelque peu tragi-comique.
Comment pourrait-il faire autrement que de tenir ce discours, que de croire (et de faire croire) qu’il est en rapport avec cette chose immense et insensée qu’est l’art en tant qu’art ? Si lui n’y croit pas, qui va y croire ? Il y met toute sa force de conviction et il pèse de tout son discours. On peut être pris par cette fiction. On peut aussi sourire un peu, mais ce n’est pas signe de mépris, il s’agit plutôt d’être touché par ce décalage social qui s’exprime ainsi dans la foi solitaire en un destin grandiose et historique, parce que personne n’y croit plus vraiment et que sans doute l’artiste monologuant ainsi face à un confrère, sait très bien que tout ceci est un leurre, une manière de se convaincre que la vie tient encore et vaut la peine d’être vécue.
L’art ici devient une force de conviction : convaincre quelqu’un d’autre de quelque chose auquel, ni le destinateur ni le destinataire ne croient plus vraiment. Un espace est vacant.