La blogosphère ou le peuple des informateurs
La blogosphère contemporaine révèle un phénomène significatif quant à la production et la circulation de l’information numérique : une majorité de blogs fonctionnent moins comme créateurs originaux de contenus que comme relais d’informations préexistantes. L’observation attentive des fils de syndication sur des plateformes comme Macromedia ou Delicious fait apparaître des motifs de redondance révélateurs. Ces espaces numériques opèrent principalement comme des transmetteurs d’informations qui “font part” à leur audience de contenus déjà en circulation.
Cette prédominance du relais sur la création originale répond à une logique économique évidente. Redistribuer une information existante requiert un investissement cognitif et temporel nettement inférieur à celui exigé par l’écriture au sens fort, comprise comme l’acte de témoigner de quelque chose qui n’était pas anticipable avant sa formulation. Le commentaire ou le partage d’un contenu préexistant se distingue fondamentalement de la production d’une pensée inédite qui transforme le paysage intellectuel par son caractère imprévisible.
Le relais d’information présente également l’avantage de réduire considérablement l’exposition à la responsabilité auctoriale. En se positionnant comme simple intermédiaire d’un contenu, le blogueur peut se distancier de la responsabilité entière de ce qu’il diffuse. Cette question renvoie aux analyses développées par le post-structuralisme, notamment chez Jacques Derrida, concernant la relation complexe entre l’écriture, la responsabilité et la diffusion. La position de relayeur permet d’habiter un futur calculable, car l’information transmise existe déjà ailleurs dans l’écosystème numérique. La multiplication des occurrences d’une même information finit par constituer un système auto-référentiel où l’importance d’un contenu se mesure à sa fréquence d’apparition plutôt qu’à sa confrontation avec une réalité externe.
Ce phénomène participe à ce qu’on pourrait nommer une “gazéification” de l’écriture dans l’environnement numérique. Jamais l’humanité n’a produit autant de textes alphabétiques qu’à l’ère des blogs et des réseaux sociaux. Pourtant, cette omniprésence paradoxale de l’écriture s’accompagne d’une forme de dilution : si l’écrit se trouve partout, il ne semble être nulle part en particulier dans sa fonction créatrice. Relayer de l’information ne constitue pas une véritable production au sens fort, mais plutôt une participation à une chaîne de transmission où chaque maillon reproduit un contenu préexistant sans nécessairement introduire l’élément d’inattendu que suppose traditionnellement l’acte d’écriture.
Cette dynamique renforce une certaine massification de la culture populaire numérique. L’émergence de l’inattendu au sein de l’écriture pourrait certainement se manifester par d’autres moyens – découpage, transformation substantielle, réinterprétation radicale du matériau original – mais l’observation montre que l’intervention du blogueur se limite fréquemment à l’expression de “pensées” qui s’apparentent davantage à des réactions immédiates qu’à une élaboration conceptuelle approfondie. La reproduction d’informations peut certes être théorisée comme une forme de création, mais cette perspective néglige souvent la question cruciale du processus d’individuation qui distingue la simple reproduction de la véritable transformation créatrice.
Cette fonction partagée de transmetteur confère aux blogs un “air de famille” significatif. Une analyse détaillée du parcours d’une information à travers la blogosphère permettrait de déconstruire efficacement les hiérarchies langagières et les structures d’autorité qui déterminent ce qui constitue une “source” légitime. Les blogs participent au flux informationnel, le reproduisent et le répètent, adoptant des styles d’écriture remarquablement similaires malgré leur apparente diversité. Cette homogénéisation soulève une question fondamentale : l’expérience authentique de l’écriture et de la lecture, caractérisée par une forme d’intimité distante, ne suppose-t-elle pas nécessairement une suspension temporaire du flux informationnel? Et si aucun espace n’existe véritablement en dehors de ce flux constant, comment parvenir à le réitérer tout en créant en son sein même une forme de suspension significative?
Dans ce contexte, l’individuation ne se manifeste plus principalement à travers la singularité de l’écriture. Nous assistons plutôt à l’émergence d’un “peuple d’informateurs” où chaque participant contribue à la circulation plutôt qu’à la création véritable. Le défi contemporain ne réside plus dans l’absence d’un peuple capable de recevoir l’œuvre, mais dans l’attente d’œuvres capables de transcender la simple circulation informationnelle. Face à cette situation, une forme de résignation semble s’installer : cette œuvre attendue, nous ne l’attendrons peut-être plus.
Le phénomène du relais informationnel dans la blogosphère révèle une transformation profonde du rapport à l’écrit dans l’environnement numérique. La facilité technique de reproduction et de diffusion des contenus encourage une pratique où la transmission prime sur la création originale. Cette tendance répond à des impératifs d’efficacité et d’économie d’effort, mais soulève des questions essentielles concernant la valeur et la fonction de l’écriture dans un environnement saturé d’informations.
Le coût cognitif et temporel réduit associé au relais d’information constitue un facteur déterminant dans la prévalence de cette pratique. Face aux contraintes d’attention et de temps caractéristiques de l’environnement numérique, la reproduction d’un contenu existant apparaît comme une stratégie rationnelle. Elle permet de maintenir une présence dans l’écosystème informationnel sans exiger l’investissement considérable que nécessiterait la production d’un contenu véritablement original. Cette logique économique s’inscrit dans un contexte plus large de capitalisme cognitif où l’attention constitue une ressource rare et précieuse.
La question de la responsabilité dans la transmission d’information mérite un examen approfondi. Le positionnement en tant que relais permet d’établir une distance vis-à-vis du contenu transmis, créant une zone d’ambiguïté quant à l’attribution de la responsabilité. Le blogueur qui retransmet une information peut toujours invoquer son rôle d’intermédiaire pour se distancier des implications éthiques ou politiques du contenu partagé. Cette dilution de la responsabilité transforme profondément le rapport traditionnel entre l’auteur et son texte, rapport qui supposait historiquement une forme d’engagement et d’imputation directe.
L’auto-référentialité croissante de l’environnement informationnel constitue une autre conséquence significative de cette culture du relais. Dans un écosystème où la valeur d’une information se mesure principalement à sa fréquence d’apparition et de reproduction, se développe une forme de validation circulaire qui s’affranchit partiellement de la référence à une réalité externe. L’importance d’un contenu s’évalue à sa viralité plutôt qu’à sa correspondance avec des faits vérifiables ou à sa pertinence conceptuelle intrinsèque. Cette dynamique favorise l’émergence de bulles informationnelles où certaines idées circulent intensément au sein de communautés spécifiques sans nécessairement faire l’objet d’une évaluation critique rigoureuse.
La “gazéification” de l’écriture désigne cette situation paradoxale où la prolifération quantitative des textes s’accompagne d’une dilution qualitative de leur impact transformateur. L’expansion considérable du volume d’écrits produits et diffusés quotidiennement contraste avec la raréfaction relative des textes qui introduisent véritablement une nouveauté conceptuelle ou existentielle dans le paysage intellectuel. Cette tension entre abondance et rareté caractérise profondément notre rapport contemporain à l’écrit numérique.
Le processus d’individuation à travers l’écriture se trouve substantiellement modifié dans ce contexte. Traditionnellement, l’acte d’écriture constituait un vecteur privilégié de singularisation, permettant l’expression d’une voix distinctive et la construction d’une identité auctoriale reconnaissable. Dans l’environnement numérique dominé par les pratiques de relais, l’individuation tend à se manifester davantage par les choix de sélection et de curation que par la création ex nihilo. Le blogueur se distingue moins par ce qu’il produit que par ce qu’il choisit de reproduire et de commenter, par la constellation unique de sources qu’il mobilise et par la perspective particulière depuis laquelle il les aborde.
L’homogénéisation stylistique observée dans la blogosphère résulte en partie de cette prévalence du relais sur la création originale. La reproduction de formats établis, l’adoption de tournures et de structures récurrentes, l’utilisation d’un vocabulaire standardisé contribuent à cette impression d'”air de famille” qui caractérise de nombreux blogs malgré leurs thématiques variées. Cette standardisation formelle facilite sans doute la lecture et la navigation dans un environnement informationnel saturé, mais elle tend également à estomper les singularités expressives qui caractérisaient traditionnellement l’écriture littéraire ou essayistique.
La tension entre flux et suspension constitue un enjeu crucial pour comprendre les transformations contemporaines de l’expérience de lecture et d’écriture. Historiquement, la lecture supposait une forme de retrait temporaire du flux des activités quotidiennes, créant un espace-temps spécifique propice à la concentration et à l’immersion. De même, l’écriture exigeait traditionnellement une forme de pause, de distanciation par rapport à l’immédiateté des sollicitations environnantes. Dans un écosystème numérique caractérisé par la continuité et l’ubiquité du flux informationnel, cette capacité de suspension devient problématique. Comment créer des espaces de réflexion approfondie sans sortir entièrement d’un environnement qui n’offre plus véritablement d’extériorité?
L’évolution vers un “peuple d’informateurs” représente une reconfiguration significative des rôles traditionnels d’auteur et de lecteur. Le modèle classique qui distinguait nettement les producteurs des récepteurs de contenu cède progressivement la place à un continuum où chaque participant combine, à des degrés divers, des fonctions de création, de sélection, de modification et de transmission. Cette démocratisation apparente de la participation au cycle informationnel s’accompagne cependant d’une dilution de la puissance transformatrice traditionnellement associée à l’acte d’écriture.
La remarque finale concernant l’attente de l’œuvre souligne un renversement significatif dans notre rapport à la création. Si Deleuze pouvait évoquer un “peuple qui manque” pour recevoir l’œuvre d’art, la situation contemporaine semble caractérisée par l’abondance de récepteurs potentiels mais par la rareté relative d’œuvres capables d’introduire une véritable rupture dans le continuum informationnel. Cette inversion suggère une transformation profonde du rapport entre création et réception dans l’environnement numérique.
Ces observations ne doivent pas conduire à une nostalgie simpliste pour un âge d’or supposé de l’écriture authentique. Elles invitent plutôt à reconnaître les spécificités des modalités contemporaines de production et de circulation des textes, à identifier leurs potentialités propres comme leurs limitations caractéristiques. Les pratiques de relais, de curation, de commentaire et de remixage constituent des formes légitimes d’intervention dans l’écosystème informationnel, mais leur prévalence soulève des questions essentielles concernant les conditions de possibilité d’une écriture véritablement transformatrice dans l’environnement numérique.
La culture du relais dans la blogosphère s’inscrit dans une transformation plus large de notre rapport au texte, à la vérité et à l’information. Elle reflète les contraintes spécifiques de l’économie attentionnelle contemporaine tout en ouvrant potentiellement des espaces pour de nouvelles formes d’intervention critique et créative. L’enjeu n’est pas de condamner ces pratiques au nom d’un idéal abstrait d’originalité, mais de comprendre comment elles reconfigurent nos modes de production, de circulation et de réception des textes, et d’explorer les possibilités qu’elles offrent pour l’émergence de formes inédites d’écriture et de pensée.
Mon intuition est que cette transformation, étape d’un long processus, est en train d’affecter de façon profonde la constitution de la vérité et aura des conséquences encore difficilement imaginables sur nos rapports sociaux, sur la relation aux sciences, aux différentes autorités qui constituent et assurent un commun du discours. Qui utilisera politiquement ce changement? Quelle forme de totalitarisme rhizomatique verra le jour dans le contexte du Web?