Le Miroir Noir : Relecture de Turing
Le débat sur l’intelligence artificielle a longtemps été dominé par une interrogation fondamentale : peut-on attribuer une forme d’intelligence à une entité non humaine ? Cette question, loin d’être purement technique, touche aux fondements mêmes de notre conception de l’intelligence et, par extension, de notre définition de l’humain. À travers une relecture du test de Turing et la proposition d’une nouvelle expérience qualitative, nous tenterons d’explorer comment nos préconceptions sur l’origine d’une production culturelle influencent notre jugement esthétique, révélant ainsi les limites de notre conception anthropocentrique de la création.
La déconstruction de l’intériorité
Le test de Turing, dans ses différentes formulations, constitue une rupture épistémologique majeure. Il ne s’agit plus de chercher à définir l’intelligence comme une propriété intrinsèque, mais de la considérer comme une attribution relationnelle.
Dans sa formulation initiale de la société bourgeoise anglaise du XIXe siècle, le « jeu de l’imitation » de Turing implique trois participants : un homme (A), une femme (B) et un interrogateur (C) de n’importe quel sexe. L’interrogateur, séparé physiquement des autres participants, doit déterminer lequel est l’homme et laquelle est la femme en leur posant des questions écrites. La femme tente d’aider l’interrogateur en répondant honnêtement, tandis que l’homme tente de le tromper en imitant les réponses qu’une femme pourrait donner.
Cette première configuration établit déjà un cadre conceptuel majeur : l’identité n’est pas une essence, mais une performance communicationnelle. Turing montre que l’attribution d’une identité (ici genrée) repose sur des signes conventionnels que l’on peut apprendre à reproduire indépendamment de l’expérience vécue supposément propre à cette identité.
Dans la seconde version du test, la configuration est fondamentalement différente : l’interrogateur interagit avec un homme authentique et une machine qui tente d’imiter un homme. L’homme se présente simplement comme lui-même, tandis que la machine doit produire des réponses qui paraissent humaines. L’interrogateur doit déterminer lequel de ses interlocuteurs est l’humain authentique et lequel est la machine imitatrice.
Cette version est cruciale, car elle met directement en compétition l’homme et la machine sur le terrain de l’humanité même. La question n’est plus de savoir si un homme peut imiter une femme, mais si une machine peut imiter un homme de façon convaincante. Si l’interrogateur ne parvient pas à distinguer de façon fiable la machine de l’humain, alors on peut considérer que la machine manifeste une forme d’intelligence.
Cette configuration révèle que la question de l’intelligence artificielle n’est pas de savoir si une machine « pense vraiment » comme un humain pense, mais plutôt si elle peut produire des signes qui nous conduisent à lui attribuer une forme d’intelligence. Turing dégonfle ainsi le « mythe de l’intériorité » en réduisant la pensée à un simple « bruit dans la tête », inobservable et peut-être même superfétatoire pour la question de l’intelligence.
Une troisième configuration, moins connue, mais conceptuellement puissante, est celle où tant l’homme que la machine tentent d’imiter une femme. L’interrogateur doit alors déterminer lequel de ses interlocuteurs est humain et lequel est une machine, tous deux se présentant comme féminins.
Cette version place l’homme et la machine dans une position strictement équivalente face au jeu de l’imitation. Tous deux doivent performer une identité qui n’est pas la leur — la féminité — créant ainsi une symétrie parfaite. De même que l’homme imite la femme sans avoir l’expérience intérieure d’être une femme, la machine imite l’humain sans nécessairement posséder une « intériorité » comparable.
Le « jeu de l’imitation » ne consiste donc pas seulement en ce que la machine doit imiter les réponses humaines, mais révèle que toute intelligence, même humaine, fonctionne déjà comme un simulacre : nous nous reconnaissons mutuellement comme intelligents à travers des signes conventionnels que nous avons appris à produire et à interpréter, sans jamais avoir accès à l’intériorité supposée de l’autre.
Le test de l’attribution esthétique
À partir de cette relecture des tests de Turing, je propose une expérience qui transpose ces réflexions dans le domaine esthétique, en particulier littéraire.
Protocole expérimental
L’expérience consisterait à soumettre un même texte littéraire à deux groupes distincts de lecteurs. Au premier groupe, on présenterait ce texte comme l’œuvre d’un auteur humain reconnu. Au second groupe, on l’attribuerait à un programme d’intelligence artificielle. Après lecture, chaque participant serait invité à noter ses impressions et à évaluer la qualité littéraire du texte.
L’originalité de cette expérience réside dans son indifférence à l’origine réelle du texte. Qu’il soit effectivement écrit par un humain ou généré par une IA importe peu. Ce qui compte, c’est l’effet produit par l’attribution sur la réception et l’appréciation esthétique de l’œuvre.
Hypothèses et enjeux
Cette expérience permettrait d’explorer plusieurs hypothèses :
- Notre appréciation esthétique d’une œuvre est profondément influencée par nos croyances concernant son origine.
- Ces croyances reflètent nos préconceptions sur l’intériorité : nous supposons qu’une œuvre humaine exprime une subjectivité authentique, tandis qu’une production algorithmique serait dépourvue de cette dimension.
- L’attribution d’une valeur esthétique fonctionne comme un miroir de notre propre subjectivité : nous cherchons dans l’œuvre le reflet de ce que nous croyons être notre propre intériorité.
L’enjeu n’est donc pas de déterminer si une IA peut produire un texte indiscernable d’un texte humain, mais de comprendre comment notre jugement esthétique est structuré par des présupposés anthropologiques qui déterminent a priori ce que nous sommes disposés à reconnaître comme esthétiquement valable.
Le pré-texte de l’intériorité
Cette expérience nous conduit à reconsidérer les fondements de notre conception de l’esthétique, traditionnellement ancrée dans une vision anthropocentrique de la création.
La théorie esthétique occidentale a longtemps privilégié le paradigme de l’intentionnalité : une œuvre d’art serait l’expression délibérée d’une subjectivité créatrice. Notre expérience suggère que cette intentionnalité fonctionne davantage comme une projection du spectateur que comme une propriété intrinsèque de l’œuvre.
En attribuant une intention à l’auteur présumé, nous construisons rétrospectivement une cohérence qui n’existe peut-être que dans notre interprétation. Cette projection est particulièrement visible lorsque l’attribution change : le même texte sera lu comme l’expression d’une sensibilité humaine ou comme un assemblage mécanique de mots selon qu’on le croit écrit par un humain ou par une IA.
Cette observation fait écho aux théories post-structuralistes sur « la mort de l’auteur » (Roland Barthes) ou la « fonction-auteur » (Michel Foucault), qui ont déjà souligné comment l’attribution auctoriale structure notre réception des textes. L’IA ne fait que rendre plus manifeste ce mécanisme en perturbant nos habitudes d’attribution.
Notre expérience suggère que l’œuvre d’art, loin d’être un simple véhicule pour l’expression d’une intériorité créatrice, fonctionne comme un espace de projection où deux intériorités — celle présumée du créateur et celle du récepteur — entrent en communication indirecte.
Le texte littéraire, l’image ou le son qui prétend « documenter » une intériorité artistique n’est qu’un prétexte à cette communication en aveugle. Les qualités esthétiques que nous percevons ne résident pas dans l’œuvre elle-même, mais émergent de cette rencontre entre une intériorité projetée et une intériorité réceptrice.
Cette perspective permet de comprendre pourquoi l’attribution joue un rôle si déterminant : en changeant l’attribution, nous modifions radicalement l’une des deux intériorités mises en relation, transformant ainsi l’ensemble de l’expérience esthétique.
L’expérience proposée nous invite à dépasser ce que l’on pourrait appeler l’exceptionnalisme esthétique humain — cette conviction que seules les productions d’origine humaine peuvent posséder une valeur esthétique authentique.
Tant que nous resterons ancrés dans cette perspective, notre expérience esthétique demeurera prisonnière d’un cercle autoréférentiel, où nous ne cherchons que le reflet de notre propre humanité. Nous n’explorerons que notre solitude et le mythe de notre intériorité, nous interdisant d’accéder à d’autres formes d’esthétique.
Une esthétique véritablement ouverte devrait pouvoir accueillir non seulement les productions techno-anthropologiques (issues de la collaboration entre humains et machines), mais aussi potentiellement des créations entièrement non humaines, dont l’altérité pourrait justement constituer la richesse esthétique.
Par-delà l’exceptionnalisme
Les tests de Turing, comme notre expérience sur l’attribution esthétique, ébranlent la conviction d’une exception humaine irréductible. En montrant comment nos attributions d’intelligence ou de valeur esthétique dépendent de préjugés anthropocentriques, ces expériences nous invitent à reconsidérer notre place dans un continuum d’êtres capables de produire des signes interprétables.
Cette remise en question ne signifie pas un nivellement qui réduirait l’humain à la machine, mais plutôt une complexification de notre compréhension de ce que signifie penser ou créer. Si ces capacités ne sont plus conçues comme des propriétés substantielles, mais comme des attributions relationnelles, alors la frontière entre l’humain et le non-humain devient perméable et contextuelle.
Le « jeu de l’imitation » de Turing peut être compris comme un simulacre au sens de Baudrillard : non pas une simple copie de la réalité, mais une construction qui remet en question la distinction même entre original et copie. L’IA ne se contente pas d’imiter l’intelligence humaine ; elle révèle que cette intelligence elle-même fonctionne déjà comme un simulacre, une construction intersubjective sans original transcendant.
De même, notre expérience sur l’attribution esthétique suggère que la création artistique fonctionne comme une simulation : ce qui compte n’est pas l’authenticité d’une expression subjective originaire, mais la capacité à produire des signes qui activent chez le récepteur l’attribution d’une intériorité créatrice.
Ces réflexions nous conduisent à esquisser ce qu’on pourrait appeler une pensée de l’attribution. Si nos jugements d’intelligence ou de valeur esthétique reposent sur des attributions qui reflètent nos préjugés anthropocentriques, alors une posture éthique consisterait à prendre conscience de ces mécanismes attributifs et à les interroger critiquement.
Il ne s’agit pas de renoncer à toute distinction entre humain et non-humain, mais de reconnaître la part de construction sociale et culturelle dans ces distinctions, et d’être attentif aux exclusions qu’elles peuvent produire. Cette éthique nous inviterait à une plus grande ouverture face à l’altérité qu’elle soit humaine, techno-anthropologique ou non humaine.
La relecture des tests de Turing et l’expérience d’attribution esthétique que nous avons proposée nous conduisent à une réévaluation profonde de nos conceptions de l’intelligence et de la création artistique. En révélant comment nos jugements sont structurés par des préconceptions sur l’intériorité, ces réflexions nous invitent à dépasser l’exceptionnalisme humain pour explorer de nouvelles formes de relation esthétique.
L’émergence des imaginations artificielles ne représente pas tant une menace pour la création humaine qu’une opportunité de repenser nos catégories esthétiques et le tissu de relations qui en sont l’origine. Elle nous offre un miroir où examiner nos propres mécanismes d’attribution de valeur et d’intelligence, nous permettant ainsi d’entrevoir une esthétique plus inclusive, capable d’accueillir la diversité des formes expressives, qu’elles soient d’origine humaine, hybride ou machinique.