La Troisième Génération

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Karl Marx écrit dans Le 18 brumaire de L. Bonaparte (1851) : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. »

Nous suivons avec un mélange de fascination et d’ennui les évolutions contemporaines de l’art et de la philosophie. Ce qui frappe, au-delà des titres qui sont autant de branding (post-Internet, méta-art, O.O.O, réalisme ou matérialisme spéculatif, accélérationnisme) c’est le tempo. Un « mouvement » vient en chasser un autre, à peine émerge-t-il et déjà il est contesté, cette contestation est anticipée par les représentants de ce « mouvement » qui se défendent d’y appartenir, craignant sans doute d’être entraînés dans cette chute inévitable, et ainsi de suite. Tout se passe comme si le flux d’Internet avait été adopté par les courants esthétiques et intellectuels. D’une manière pratique, Facebook, Twitter et les blogs sont les espaces où nous avons accès à ces fragiles et temporaires mouvances qui se présentent le plus souvent comme des ruptures avec le passé ouvrant l’avenir.

Il en va du meurtre du père : en philosophie on tue le post-structuralisme (à supposer qu’un tel terme signifie quelque chose en réunissant des auteurs si différents que Derrida, Lyotard, Foucault ou Althusser), en art on tue le netart et l’art numérique. Mais à y regarder de plus près, et comme Marx l’avait admirablement décrit pour son époque, derrière le meurtre de ce qui précède, émerge une caricature du passé. Tout se passe comme si l’histoire avait lieu une seconde fois, selon la logique du revival que l’on peut trouver dans le domaine des sous-cultures musicales, et que cette seconde fois en était la radicalisation tragi-comique, explorant des potentialités qui n’avaient été qu’esquissées.

Le post-Internet est souvent la « reprise » du netart et présente comme une nouveauté ce qui depuis des années se répète (Internet affecte le monde et l’existence, les conditions esthétiques de l’œuvre d’art, sa reproductibilité et sa matérialité). L’accélérationnisme est la caricature monstrueuse du marxisme non orthodoxe ouvert par l’école de Francfort et qui a trouvé avec Lyotard, Klossowski et Deleuze des développements originaux. Le réalisme spéculatif reprend souvent, avec plus ou moins de finesse, l’ontologie classique et un certain positivisme, etc. La multiplicité des sous-courants, l’hétérogénéité des corpus où les auteurs répondent d’avance à une réfutation qui pourrait provenir de 140 caractères d’un tweet, rend la lecture de cette reprise difficile à cerner parce qu’elle n’a pas un contenu dogmatique précis, elle consiste plutôt en un rythme, en un tempo, en une forme toujours changeante, un flux donc.

Un peu plus loin Marx écrit que « La résurrection des morts, dans ces révolutions, servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l’imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre. » Derrière le discours de la rupture, il y a la reprise caricaturale et derrière celle-ci encore il y a une manière d’intensifier l’époque. Ce en quoi nous suivons ce tempo sans en être dupes.

Karl Marx wrote in Le 18 brumaire de L. Bonaparte (1851): “Men make their own history, but they do not make it arbitrarily, under conditions chosen by themselves, but under conditions directly given to them and inherited from the past. The tradition of all dead generations weighs heavily on the brains of the living. And even when they seem busy transforming themselves and things, creating something entirely new, it is precisely at these times of revolutionary crisis that they fearfully evoke the spirits of the past, borrow their names, their watchwords, their costumes, to appear on the new stage of history in this respectable disguise and with this borrowed language.”

We follow contemporary developments in art and philosophy with a mixture of fascination and boredom. What’s striking, beyond the branding titles (post-Internet, meta-art, O.O.O, realism or speculative materialism, accelerationism), is the tempo. One “movement” chases another, no sooner does it emerge than it is contested; this contestation is anticipated by the representatives of this “movement” who deny belonging to it, no doubt fearing they will be dragged down in this inevitable downfall, and so on. It’s as if the flow of the Internet has been adopted by aesthetic and intellectual currents. In practical terms, Facebook, Twitter and blogs are the spaces where we have access to these fragile and temporary movements, which most often present themselves as ruptures with the past that open up the future.

It’s a case of killing the father: in philosophy, we’re killing post-structuralism (assuming such a term means anything when it brings together authors as different as Derrida, Lyotard, Foucault and Althusser); in art, we’re killing netart and digital art. But on closer inspection, and as Marx admirably described for his own time, behind the murder of what precedes, a caricature of the past emerges. It’s as if history were to take place a second time, according to the logic of the revival found in musical subcultures, and that this second time was its tragi-comic radicalization, exploring potentialities that had only been sketched out.

Post-Internet is often the “reprise” of netart, presenting as a novelty what has been repeated for years (the Internet affects the world and existence, the aesthetic conditions of the work of art, its reproducibility and materiality). Accelerationism is the monstrous caricature of the unorthodox Marxism opened up by the Frankfurt School, and which found original developments with Lyotard, Klossowski and Deleuze. Speculative realism often takes up, with varying degrees of finesse, classical ontology and a certain positivism, and so on. The multiplicity of undercurrents, the heterogeneity of corpora where authors respond in advance to a refutation that could come from 140 characters of a tweet, makes it difficult to read this revival because it does not have a precise dogmatic content; rather, it consists of a rhythm, a tempo, an ever-changing form, a flux therefore.

A little further on, Marx writes that “The resurrection of the dead, in these revolutions, consequently served to magnify the new struggles, not to parody the old ones, to exaggerate in the imagination the task to be accomplished, not to evade their solution by taking refuge in reality, to rediscover the spirit of the revolution and not to evoke its spectre anew.” Behind the discourse of rupture, there is the caricatured reprise, and behind this again is a way of intensifying the epoch. Which is why we follow this tempo without being fooled by it.