Traces d’un futur qui n’aura pas lieu

Tout se superpose. Notre histoire et toute l’Histoire de l’art, de ces images et de ces sculptures qui hantent l’absence des peuples.

Cette histoire donc, celle des amants séparés à jamais. J’avais longtemps pensé que la vérité de l’amour était dans la séparation : si on aime jusqu’à la pointe extrême de ce moment c’est que rétrospectivement on a aimé, car on aime qu’au-delà de son intérêt personnel et qu’à bout de force. On ne quitte donc jamais ceux qu’on a aimés. Ils viennent hanter chacune de nos secondes, l’inspiration et l’expiration de ces spectres. Mais sans doute avais-je tort puisque nous nous sommes séparés dans l’indifférence : je pouvais être là, ne pas être là, être vif ou mort, cela ne semblait pas t’affecter parce que ta grande question, celle qui te poursuivra toute ta vie, n’est pas l’autre. Tu me parlais de tes malheurs, rarement des nôtres. Je ne te le reproche pas, mais c’était notre différence, j’étais sans enjeu, tu n’as jamais souffert de ce qui m’est arrivé alors que je ne cessais de me sentir triste devant tes mésaventures. J’en viens à détacher ce que nous avons vécu de tout ce qui précède et de tout ce qui suivra. J’en viens également à nous séparer jusque dans notre mémoire. Nous avons toujours été séparé malgré tout ce que nous avons partagé et cette distance infinie était notre amour. La séparation n’a pas eu lieu parce que nous ne nous sommes jamais rencontrés.

J’ai pensé que l’œuvre d’art, à supposer qu’un tel concept puisse même exister, devait être de cet ordre, laisser des traces d’un futur qui n’aura jamais lieu, non pour le réaliser, mais comme si nous étions venus trop tard et que nul témoin ne pouvait témoigner de ce qui avait eu lieu. L’après-coup d’une trace qui perdure dans l’écho amorti de l’Histoire.

Je regarde l’Europe après la pluie de Max Ernst depuis que j’ai 8 ans. Ce monde n’a pas eu lieu, il décrit pourtant l’après-guerre, la destruction figeant les décombres dans leur minéralité. La Terre gronde toujours comme la possibilité du monde, mais elle n’a pas eu lieu. Elle le donne et nous ne voyons rien.

Ces événements qui n’ont pas lieu constituent l’Histoire, l’odeur d’une époque, ce qui hante nos imaginaires et ce que nous gardons. L’actualité est son exact opposé. On lui accorde une immense importance, mais elle n’en a aucune, alors que les phénomènes non existants qui ne sont pas même oubliés constitueront les traces d’un futur restant à jamais suspendu et comme biffé.

L’être humain n’a pas eu lieu. Nous n’avons pas d’existence. Nous existons irrésolument.

Ce futur qui n’aura pas lieu n’est pas un projet qui aurait échoué et qui rejouerait les grandes mythologies émancipatrices et leurs cortèges de déceptions. Le futur n’est pas dans son nom propre, mais dans le verbe :
« Ce futur qui n’aura pas lieu »
« Ce futur qui n’a pas lieu »
« Ce futur qui n’a pas eu pas lieu »
« Ce futur qui n’avait pas lieu »
« Ce futur qui n’avait pas eu lieu »
ce n’est pas une promesse, l’inexistant est en son cœur. « Ce futur n’aura pas lieu » préserve la possibilité instable, fragile, anonyme. On regarde avec méfiance les promesses réconciliatrices, la fin des temps et la résurrection. Il n’y a aucun récit de l’existence, aucune réconciliation possible après la séparation et c’est sans doute cela que j’avais aimé par toi.

Dans mon atelier, j’écris, je dessine, je forme un de ces futurs qui n’aura jamais lieu. Ce n’est donc pas un rêve. Ce n’est pas même quelque chose que je souhaiterais réaliser. Ce n’est pas virtuel. On croyait que c’était un brouillon mais c’était bien de cela dont s’agissait et de rien d’autre. L’inexistant comme le plus précieux. La nostalgie infinie de l’art n’est pas tournée vers le passé, elle annonce les ruines.