Le tournant de Stiegler
Bernard Stiegler intervient dans les médias, écrit des ouvrages théoriques ambitieux et entreprend des activités politiques fondées sur les résultats de ses recherches. Son discours semble laisser peu de place au doute et il regarde parfois avec condescendance certains de ses interlocuteurs. Il sait de quoi est faite notre époque et dans quelle direction il faut aller. Il se propose d’ailleurs de nous y emmener et de prendre soin de nous. Sa volonté sincère d’intervenir sur le « réel » et de ne pas limiter sa sphère d’action à la production textuelle et académique, en fait un cas singulier dans le paysage intellectuel.
Au fil du temps, j’ai remarqué qu’il est difficile de discuter de façon critique de ses hypothèses. Tout se passe comme s’il fallait adhérer sans reste à celles-ci ou les rejeter en bloc. On a beau reconnaître l’importance historique de ses premiers ouvrages et l’intelligence du propos, la discussion suit souvent le même parcours avec ses adeptes :
– On vous accuse de ne pas l’avoir lu ses livres et de limiter votre lecture à quelques articles de presse et interventions médiatiques. La réponse à cette objection est aisée.
– On estime ensuite que si vous l’avez lu, vous ne l’avez pas compris. Objection plus malaisée à contrer puisqu’elle présuppose sa preuve. En effet, si vous le critiquez c’est que vous l’avez mal compris. De plus, il est très difficile de s’accorder sur ce que serait la bonne lecture de tel ou tel texte, surtout lorsqu’on n’est pas d’accord sur l’interprétation des textes. La réponse consiste à souligner le caractère circulaire de cette objection et le fait qu’il n’y a pas une bonne lecture d’un texte, mais une multiplicité qui ouvre la possibilité du débat.
– À court d’arguments, votre interlocuteur estime que la critique que vous portez n’est qu’en apparence conceptuelle. En fait, il s’agit d’une attaque contre la personne même de Stiegler dont les motivations seraient psychologiques. On a beau expliquer que ce n’est nullement le cas et qu’on s’intéresse moins à la personne qu’à sa production conceptuelle, rien ne semble y faire. Entre temps, on a proposé certaines réfutations, mais aucune de celles-ci ne sont prises en compte.
Le dialogue s’arrête immanquablement sur une incompréhension : il a été impossible de discuter de façon discursive parce que la possibilité même d’un dialogue critique a été refusée. Chacun repart de son côté, sûr de son fait.
Les raisons de cette incapacité à discuter rationnellement des thèses de Stiegler sont sans doute liées à la personnalité du philosophe qui très sûr de lui permet de combler un désir de sens pour certains qui ont besoin de tuteurs héroïques. Elles sont aussi déterminées par la position sociale des interlocuteurs : ce sont parfois des individus qui travaillent directement avec Stiegler, véritable entrepreneur cognitif entraînant dans son sillage un certain nombre de personnes. On comprend que la dépendance professionnelle et une sincère fidélité et amitié obligent souvent à le défendre. Mais ces raisons sont anecdotiques, au regard de celles qui sont liées aux ambivalences du discours même de Stiegler.
Que critique-t-on précisément chez Stiegler, au-delà d’une forme de discours ? Pour comprendre cette critique, il faut en premier lieu raconter l’histoire d’une lecture et l’importance, pour ainsi dire la dette, de certains ouvrages du philosophe dans mon parcours, puis le tournant qui eu lieu.
Les premiers textes que j’ai lu de Stiegler devaient être à la fin des années 80 dans la revue Traverses éditée par le CCI. J’étais à l’époque adolescent, mais mon intérêt pour ce qui ne se nommait pas encore l’art numérique allait de pair avec une curiosité pour la philosophie. Immédiatement, Stiegler m’est apparu comme un théoricien exigeant lançant un défi de compréhension au jeune lecteur que j’étais, la terminologie phénoménologique et l’inventivité conceptuelle derridienne n’y étaient pas pour rien. Puis, je me suis engagé dans des études à la Sorbonne de philosophie que j’orientais vers l’esthétique de la réalité virtuelle et la sortie des deux premiers tomes de la Technique et le temps furent des moments d’une extrême importance dans mon cheminement.
À l’époque, les autres figures intellectuelles en France dans le domaine, étaient Baudrillard, Virilio, Lévy et Quéau. Même s’il serait absurde de mettre ces auteurs sur le même plan, je remarquais rapidement qu’ils partageaient une certaine emphase ambivalente que je nommais, déplaçant un concept derridien, l’enthousiasme conjuratoire. Ce que j’appréciais dans les livres de Stiegler, au-delà de leur précision philosophique, c’étaient qu’ils me semblaient ne pas tomber dans cet affect théorique et dans cette mise en scène du discours. Il y avait une certaine neutralité axiologique qui évitait la fascination comme la répulsion, ce qui permettait de ne pas soumettre d’avance la compréhension à une visée préalable. Il y avait là la même exigence que chez Heidegger que je lisais beaucoup à l’époque.
Dans ses deux premiers livres, il semblait créer des « monstres » théoriques hybridant avec beaucoup d’inventivité Bergson et Simondon, Husserl et Leroi-Gourhan, Derrida, etc. Sa réflexion le poussait vers des questions qui me semblaient fondamentales concernant l’imagination transcendantale. Je fus marqué très profondément par cette intuition que les technologies affectaient l’a priori même. La Technique et le Temps 1 et 2 ouvraient un champ théorique dans lequel je voulais m’engager. Ma dette envers ces livres est donc immense et, à ma manière et selon des problématiques artistiques qui me sont propres, mon travail peut être lu comme un approfondissement de ces intuitions.
Puis, il y eut le tome 3 sur lequel je me précipitais, avide de cet auteur dont je me sentais intellectuellement si proche, même si j’avouais déjà certains décalages (la lecture n’est pas adhésion). Je lus le texte attentivement, j’annotais comme à mon habitude directement sur les pages. À mesure que ma lecture avançait, je raturais des passages, marquait des « non » ici et là. Je sentais que la tonalité avait changé et qu’un tournant stylistique tout autant que théorique avait été pris. Je refermais le livre en désaccord avec certaines propositions de cet ouvrage, désaccords qui, je crois, sont au fondement de ceux que j’ai envers le développement de son travail actuel.
Je n’aurais pas comme objectif de rentrer dans le détail du travail de Stiegler, car du fait du respect que je lui porte, il faudrait prendre point par point. Je sais combien la pensée de se résume pas à quelques lignes. J’ai fait par ailleurs ce travail de déconstruction dans ma thèse de doctorat. Je voudrais simplement souligner deux points saillants que le résumé du tome 3 permet de synthétiser :
« Si le cinématographe peut pénétrer les flux des consciences au point de donner parfois l’impression qu’il les contrôle, surtout lorsqu’il devient télévision, c’est parce que la conscience est elle-même avant tout projection, tout aussi bien que montage et réalisation d’un flux temporel où les flux en lesquels consistent les objets cinématographiques se coulent, s’écoulent, se moulent et moulent en retour le matériau des masses de consciences auxquelles l’industrie s’adresse à travers eux.
Car les marchés sont avant tout des consciences. Or, l’intégration des industries du symbole et de la logistique est ce qui permet, lorsque le cinéma devient télévision, un contrôle total des marchés en tant qu’ensembles de flux de consciences qu’il s’agit de synchroniser.
Cependant, une conscience est essentiellement libre, c’est-à-dire diachronique, c’est-à-dire exceptionnelle, singulière, irréductiblement mienne. De cet état de fait qu’habite une contradiction explosive résulte un profond mal-être – un mal-être historique que l’on n’ose plus appeler une “époque de l’être”, mais plutôt un épreuve du devenir vécu comme non-être, c’est-à-dire comme devenir-mauvais : comme néant.
Ainsi s’ouvre à nouveau la question du mal. »
Stiegler décrit un étrange phénomène cinématographique qui donne « parfois l’impression » qu’il prend le contrôle des consciences. Cette prise de pouvoir est une aperception, c’est la conscience qui, à mes yeux, se croit ainsi prise et qui donc, au sein de cette prise, se déprend (sinon elle ne parviendrait pas à se procurer cette impression d’elle-même). Elle est liée au fait que la conscience a une proximité originaire avec le cinéma. Elle est une projection et un montage, de sorte que le cinéma n’a aucun mal à se lier à elle. Cet argument était aussi celui de Benjamin sur une isomorphie entre la conscience et le capitalisme, ce qui permettait d’en comprendre la puissance plastique.
Ce qui était d’abord présenté comme une aperception ayant lieu “parfois” se transforme, avec la télévision, en un « contrôle total » et sans reste où les consciences sont synchronisées effectivement. Le décalage que soulignait au départ Stiegler disparaît pour réaliser entièrement une réduction des flux de conscience par les flux machiniques. Il n’y aurait plus aucun reste (et il y a là une isomorphie entre la tonalité du discours et sa totalisation théorique). Ceci veut dire que lorsque des consciences rentrent en contact, par exemple avec un événement diffusé en direct, elles sont parfaitement synchronisées. Il n’y aucune conscience, aucune distorsion, rien de ce qui est alentour et qui est en dehors de la télévision ne persistent. L’immersion est absolue.
Si, comme c’est mon cas, on estime que toute perception est aperception et introduit un irréductible décalage de soi à soi, si de surcroît on démontre, comme j’ai tenté de le faire ailleurs, que les flux sont toujours partiels et ne sauraient constituer de pures continuités, la description totalisante proposée par Stiegler, et ce qui va suivre, s’effondre. Tout aussi brutalement, face à cette captation des flux de conscience, la conscience est déterminée en son essence (« essentiellement ») comme libre, singulière et mienne. Il est étrange que la diachronie de la conscience ait pour conséquence la souveraineté de celle-ci, sa singularité et une propriété à soi, car on pourrait estimer bien au contraire qu’un tel décalage vient troubler cette pureté décrite par Stiegler (cf le conflit des perceptions d’Elsa Boyer ou selon une autre stratégie, sur l’unité fictionnelle du sujet, Pierre Klossowki). Bref, selon Stiegler le dispositif technique vient occulter l’essence de la conscience, c’est la « contradiction explosive ». On voit qu’entre la première proposition d’une isomorphie entre la conscience et la technique et ce second moment, il y a pour le moins une tension. Cette contradiction entre la nature de la conscience et le dispositif technique, entraîne un mal-être, c’est-à-dire quelque chose qui engage l’Être et l’individu qui est mal. Au-delà même de l’historialité d’Heidegger, Stiegler estime que ce mal-être n’est pas simplement un décalage à soi, une différence aperceptive, mais un non-être qu’il identifie au néant et à un devenir-mauvais. On ne sait pas ce que ce mauvais signifie, si ce n’est qu’il est un produit du néant, mais selon Stiegler ce mal-être est le mal comme tel.
En ce point du raisonnement, les concepts s’investissent d’affects et d’existence, car pourquoi Stiegler associe-t-il le mal-être, qui est une expérience commune d’effondrement de soi et du sens, au mal en tant que tel ? N’aurait-il pas pu, à partir de la diachronie technico-existentielle développée dans les deux premiers tomes, poursuivre cette riche intuition d’une isomorphie complexe entre les flux de conscience et les flux machiniques ? N’aurait-il pas pu voir dans les technologies, simultanément, ce qui peut occulter le décalage à soi et l’intensifier ? Pourquoi perd-il toute ambiguïté ?
Dans ce troisième tome, la tonalité a changé, Stiegler s’engage, devient plus combatif et par voie de fait plus normatif, plus pessimiste aussi (ce désespoir lui donnant une énergie pour réagir), non qu’il ait été optimiste auparavant mais il laissait ces affects s’agiter chez d’autres. Il lutte contre le mal qui est un état du monde et tente de dresser son livre contre celui-ci en faisant, tout au long du texte, de nombreuses autoréférences en bas de pages comme pour boucler un système. Il décrit le mal et en bon médecin, après le diagnostic, dont le récit va se dramatiser au fil des années jusqu’à mettre en scène le basculement généralisé dans la folie et la fin du monde, il pourra le soigner. Il va lier cette histoire du monde avec sa propre autobiographie. Il faut se rendre sensible, au côté de Patrice Loraux, à ces affects philosophiques d’effondrement et d’apocalypse et sourire devant un discours qui semble se prendre naïvement à son propre jeu et à sa propre réflexion narcissique : d’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Le pharmakon devient chez Stiegler un remède et un poison, mais peut être a-t-il laissé de côté que ce concept est, chez Derrida, aussi une mise en scène du discours et peut constituer des effets d’autorité. Le pharmakon aurait dû se jouer d’abord contre son propre discours, le mettant en abîme, le rendant réfléchissant, attentif à ses effets et à ses impensés. Mon sentiment est partagé, car tout se passe, à mes yeux, comme si les deux premiers tomes pouvaient mener au troisième ou pouvaient être utilisés pour bifurquer et le réfuter. C’est pourquoi je reviens régulièrement à ces deux livres qui offrent des potentialités que Stiegler a décidé de déployer d’une certaine manière, mais qui auraient pu permettre d’autres développements qui restent aujourd’hui encore des possibles. Bien sûr je pense au tournant entre le Heidegger I et II qui, d’une certaine manière, est un chemin inverse. Il n’y a pas de contradiction entre le I-II et le III chez Stiegler, mais ma lecture m’avait mené à attendre autre chose que le type de déploiement du III. La lecture est une écriture.
Il faut ajouter que la question artistique m’a aussi séparé de son parcours. S’il semble au premier abord accorder une grande importance à l’art, et comment en serait-il autrement quand on questionne la technique dont l’art est un mode extrêmement singulier, malheureusement comme certains philosophes il aborde cette question en tant que concept général plutôt que comme des pratiques singulières qu’il s’agit en premier lieu d’observer. Le défaut principal de cette méthode étant finalement de soumettre l’art à la philosophie et d’instrumentaliser le premier en vue du second. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il y a chez lui un appel constant à ce qui fait sens et un refus de l’insensé alors même que la tradition dans laquelle il se placait, la génération qui le précède, n’avait cessé de l’aborder. C’est là qu’on retrouve Stiegler dans son rôle pastoral et thérapeutique. A ma connaissance ses références dans le domaine des arts visuels sont restées classiques et modernistes, et pour tout dire nostalgiques. Il ne s’est intéressé aux pratiques contemporaines que de très loin, préférant visiblement le design, alors même que d’un point de vue théorique tout aurait dû le mener à approfondir son regard. Un jour peut être il me faudra détailler cette divergence entre nous.
On comprend mon ambivalence qui est déterminée par un véritable tournant politique de Stiegler. Depuis, il me semble être passé de la problématicité des concepts (qui en permettait l’individuation, comme dans mon cas) à des sentences indiscutables (qui impliquent une adhésion) parce qu’elles seraient les seules à même de résoudre nos difficultés. Son rythme d’invention linguistique s’est aussi accélérée ces dernières années parce qu’elle permet, je crois, une autoréférentialité croissante et parfois étourdissante. On y perd le trouble, l’incertitude, le questionnement. On fait un diagnostic, on imagine un remède et on l’applique. On ne peut pas faire plus instrumental me semble-t-il, et il me semble que répondre à la technique de cette façon c’est y réagir et en reproduire les modalités fondamentales.
Cette transformation s’exprime par l’adoption stylistique et affective de l’enthousiasme conjuratoire : le discours de Stiegler est devenu emphatique. Ce qui est ici fort paradoxal c’est que la voie prise par lui semble rentrer en tension avec la liberté, la singularité, la diachronie de la conscience. Simondon avait décrit de quelle façon le concept d’individuation ne pouvait qu’être expérimenté au cours de la lecture comme individuation. De la même manière, la meilleure politique de l’individuation est la problématicité des concepts et non quelques solutions toutes faites et prêtes à l’emploi. Un philosophe ne pense pas à la place des autres pour en faire des disciples. A devenir une figure héroique, il perd l’influence véritable qui peut s’épanouir au-delà et parfois contre sa propre pensée. Il pense pour ne pas empêcher, et parfois même intensifier, d’autres consciences. Bernard Stiegler, par un bien compréhensible souci d’action réelle (mais un texte théorique est tout aussi réel que n’importe quoi d’autre) et d’urgence a peut-être abandonné la singularité des consciences, pas seulement de la « sienne », mais de toutes les autres, celles de ses lecteurs.
Il y a de quoi s’interroger quand on associe aussi rapidement le mal-être au mal, quand on ne distingue pas a minima (ce qu’il n’a jamais fait dans ses écrits à ma connaissance) plusieurs formes de mal-être dont certaines provoquent une angoisse philosophique ou se sont exprimés chez tant d’écrivains et de plasticiens. Il y a un mal-être avant le mal, une angoisse précieuse dont on ne saurait se délivrer sans occulter la finitude. C’est pourquoi lorsqu’il estime que ceux qui votent FN ne s’aiment pas et sont en déficit de narcissisme, cela me semble absolument insuffisant et simpliste. Toute la manière dont il a développé le narcissisme primordial me semble extrêmement problématique, précisément dans la situation actuelle et exclusivement centré sur l’Occident.
Je ne peux m’empêcher de penser aux systèmes totalitaires dont l’objectif a été précisément de réduire à néant cette part (dégénérée). L’art peut prendre soin de celle-ci. Le tournant de Stiegler s’est en quelque sorte porté contre lui-même, lui-même non en tant qu’il s’appartenait (comme si la conscience était sienne !) mais en tant qu’objet lu par une autre conscience puisqu’avec un livre il en va d’une technique et d’une politique. Stiegler donc en tant que mémoire tertiaires, support matériel de mémoire. Ma thèse a consisté à déployer une conception alternative des relations entre flux technologiques et flux des consciences fondée non sur l’unification mais sur le décalage de la technique et de l’être humain, certains diront sur leur mal-être. J’ai conclu sur une conception du néant non-négatif comme une manière de répondre à cette lecture passée. Je dois aux livres de Stiegler de m’être engagé dans cette voie.
Les nietzschéens, les deleuziens, les bergsoniens, les derridiens, les stiegleriens, lorsque qu’ils défendent une orthodoxie, empêchent le dialogue et la promesse d’une construction commune et divergente. Ils fixent le sens, instituent un corps stable et oublient l’individuation de l’échange de la pensée. Ils sont les pires services rendus à la pensée. Sans doute doit-on en faire porter la responsabilité moins aux philosophes qu’à leurs disciples. Je garde une dette immense envers la Technique et le temps I et II et je regarde avec distance ce qui s’est passé ensuite qui relève d’un discours classique sur la décadence où avec emphase celui qui annonce la catastrophe est aussi celui qui propose des solutions.
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Bernard Stiegler intervenes in the media, writes ambitious theoretical works and undertakes political activities based on the results of his research. His discourse seems to leave little room for doubt and he sometimes looks condescendingly at some of his interlocutors. He knows what our times are made of and where we need to go. He is willing to take us there and take care of us. His sincere desire to intervene in the “real” and not to limit his sphere of action to textual and academic production makes him a singular case in the intellectual landscape.
Over time, I have noticed that it is difficult to critically discuss his hypotheses. It’s as if one has to adhere to them without remaining to them or reject them altogether. Although the historical importance of his early works and the intelligence of his subject matter are well recognized, the discussion often follows the same path with his followers:
– You are accused of not having read his books and of limiting your reading to a few press articles and media interventions. The answer to this objection is easy.
– It is then felt that if you have read it, you have not understood it. This objection is more difficult to counter since it presupposes his evidence. Indeed, if you criticize it, you misunderstood it. Moreover, it is very difficult to agree on what would be the correct reading of such and such a text, especially when you disagree on the interpretation of the texts. The answer is to stress the circular nature of this objection and the fact that there is not one correct reading of a text, but a multiplicity that opens up the possibility of debate.
– Having run out of arguments, your interlocutor feels that your criticism is only conceptual in appearance. In fact, it is an attack on the very person of Stiegler, whose motivations would be psychological. It may be explained that this is not the case, and that the focus is less on the person than on his conceptual production, but it does not seem to matter. In the meantime, some rebuttals have been proposed, but none of them are taken into account.
The dialogue inevitably ends in misunderstanding: it has been impossible to discuss discursively because the very possibility of a critical dialogue has been denied. Everyone leaves on his or her own side, sure of his or her fact.
The reasons for this inability to discuss Stiegler’s theses rationally are undoubtedly linked to the personality of the philosopher, who was very sure of himself, which allowed him to satisfy a desire for meaning for some who needed heroic tutors. They are also determined by the social position of the interlocutors: they are sometimes individuals who work directly with Stiegler, a true cognitive entrepreneur who brings in his wake a certain number of people. It is understandable that professional dependency and sincere loyalty and friendship often make it necessary to defend him. But these reasons are anecdotal, compared to those related to the ambivalence of Stiegler’s own discourse.
What precisely is it that we criticize in Stiegler, beyond a form of discourse? To understand this criticism, one must first tell the story of a reading and the importance, so to speak the debt, of some of the philosopher’s works in my path, and then the turning point that took place.
The first texts I read by Stiegler must have been at the end of the 1980s in the journal Traverses published by the CCI. I was a teenager at the time, but my interest in what was not yet called digital art went hand in hand with a curiosity for philosophy. Immediately, Stiegler appeared to me as a demanding theorist challenging the young reader to understand, and the phenomenological terminology and Derridian conceptual inventiveness were not in vain. Then, I began studying at the Sorbonne of Philosophy, which I oriented towards the aesthetics of virtual reality and the release of the first two volumes of the Technique and Time were moments of extreme importance in my journey.
At the time, the other intellectual figures in France in the field were Baudrillard, Virilio, Lévy and Quéau. Even if it would be absurd to put these authors on the same level, I quickly noticed that they shared a certain ambivalent emphasis that I named, displacing a derridian concept, the conjurative enthusiasm. What I appreciated in Stiegler’s books, beyond their philosophical precision, was that they seemed to me not to fall into this theoretical affect and this staging of the discourse. There was a certain axiological neutrality that avoided both fascination and repulsion, which made it possible not to subject understanding to a prior aim. There was the same requirement here as in Heidegger, whom I read a lot at the time.
In his first two books, he seemed to create theoretical “monsters”, hybridising with great inventiveness Bergson and Simondon, Husserl and Leroi-Gourhan, Derrida, etc. In his first two books, he seemed to create theoretical “monsters”, hybridising with great inventiveness Bergson and Simondon, Husserl and Leroi-Gourhan, Derrida, etc. In his second book, he seemed to create theoretical “monsters”, hybridising with great inventiveness Bergson and Simondon, Husserl and Leroi-Gourhan, Derrida, etc. In his third book, he seemed to create theoretical “monsters”, hybridising with great inventiveness Bergson and Simondon, Husserl and Leroi-Gourhan, Derrida, etc. In his third book, he seemed to create theoretical “monsters”, hybridising with great inventiveness Bergson and Simondon, Husserl and Leroi-Gourhan, Derrida, etc. His reflection pushed him towards questions that seemed fundamental to me concerning transcendental imagination. I was profoundly marked by this intuition that technology was affecting the very a priori. Technique and Time 1 and 2 opened a theoretical field in which I wanted to engage. My debt to these books is therefore immense and, in my own way and according to my own artistic problems, my work can be read as a deepening of these intuitions.
Then, there was volume 3 on which I rushed, eager for this author to whom I felt so intellectually close, even if I already admitted some discrepancies (reading is not adhesion). I read the text carefully, I annotated as usual directly on the pages. As my reading progressed, I erased passages, marked “no” here and there. I felt that the tone had changed and that a stylistic as well as theoretical shift had taken place. I would close the book in disagreement with some of the propositions in this book, disagreements that I believe are at the root of my disagreements with the development of his current work.
It would not be my aim to go into the details of Stiegler’s work, because, out of respect for him, I would have to take it point by point. I know how much thought goes into a few lines. I also did this deconstruction work in my doctoral thesis. I would just like to highlight two salient points that the summary of volume 3 allows us to synthesize:
“If the cinematograph can penetrate the flows of consciousness to the point of sometimes giving the impression that it controls them, especially when it becomes television, it is because consciousness itself is before any projection, just as much as editing and making a temporal flow where the flows in which the cinematographic objects consist flow, flow, mould and mould back the material of the masses of consciousness that the industry addresses through them.
For markets are above all consciousnesses. Now, the integration of the symbol and logistics industries is what allows, when cinema becomes television, a total control of markets as sets of flows of consciousnesses that need to be synchronized.
However, a consciousness is essentially free, i.e. diachronic, i.e. exceptional, singular, irreducibly mine. From this state of fact that inhabits an explosive contradiction results a profound malaise – a historical malaise that we no longer dare to call an “epoch of being”, but rather a test of becoming lived as non-being, that is to say as becoming-bad: as nothingness.
Thus the question of evil opens up again. »
Stiegler describes a strange cinematic phenomenon that “sometimes gives the impression” that he is taking control of consciences. This seizure of power is an aperception, it is the consciousness which, in my eyes, believes itself to be taken over and which therefore, within this seizure, disempowers itself (otherwise it would not be able to get this impression of itself). It is linked to the fact that consciousness has an original proximity with cinema. It is a projection and an editing, so that cinema has no difficulty in relating to it. This was also Benjamin’s argument about an isomorphy between consciousness and capitalism, which allowed us to understand its plastic power.
What was initially presented as an aperception taking place “sometimes” is transformed, with television, into a “total control” and without a rest where consciousness is effectively synchronized. The shift that Stiegler initially pointed out disappears in order to realize entirely a reduction of the flows of consciousness by the machinic flows. There would no longer be any remnants (and there is an isomorphy between the tone of the discourse and its theoretical totalization). This means that when consciousnesses come into contact, for example with a live event, they are perfectly synchronized. There is no consciousness, no distortion, nothing that is around and outside the television persists. Immersion is absolute.
If, as in my case, one believes that all perception is aperception and introduces an irreducible shift from self to self, if, moreover, one demonstrates, as I have tried to do elsewhere, that the flows are always partial and cannot constitute pure continuities, the totalizing description proposed by Stiegler, and what will follow, collapses. Just as brutally, in the face of this capture of the flows of consciousness, consciousness is determined in its essence (“essentially”) as free, singular and mine. It is strange that the diachrony of consciousness should result in its sovereignty, its singularity and a property of its own, for one could consider, on the contrary, that such a discrepancy comes to disturb this purity described by Stiegler (cf. the conflict of perceptions by Elsa Boyer or, according to another strategy, on the fictional unity of the subject, Pierre Klossowki). In short, according to Stiegler the technical device comes to occult the essence of consciousness, it is the “explosive contradiction”. We can see that between the first proposition of an isomorphy between consciousness and technique and this second moment, there is at least a tension. This contradiction between the nature of the consciousness and the technical device, leads to an uneasiness, that is to say, something that engages the Being and the individual who is evil. Even beyond Heidegger’s historiality, Stiegler believes that this malaise is not simply a shift in oneself, an aperceptive difference, but a non-being that he identifies with nothingness and a becoming-wrong. We do not know what this evil means, except that it is a product of nothingness, but according to Stiegler this malaise is evil as such.
At this point in the reasoning, the concepts are invested with affect and existence, for why does Stiegler associate malaise, which is a common experience of collapse of self and meaning, with evil as such? Could he not have, starting from the technico-existential diachrony developed in the first two volumes, pursued this rich intuition of a complex isomorphy between the flows of consciousness and the machinic flows? Could he not have seen in the technologies, simultaneously, what can obscure and intensify the gap to oneself? Why does he lose all ambiguity?
In this third volume, the tonality has changed, Stiegler engages, becomes more combative and by the way more normative, more pessimistic too (this despair giving him energy to react), not that he was optimistic before but he let these affect others. He fights against evil, which is a state of the world, and tries to set his book against it by making numerous self-references at the bottom of the pages throughout the text, as if he wanted to close a system. He describes the evil and, as a good doctor, after the diagnosis, whose story will become more dramatic over the years until it becomes a generalized swing into madness and the end of the world, he will be able to cure it. He will link this world history with his own autobiography. One must be sensitive, alongside Patrice Loraux, to these philosophical affects of collapse and apocalypse and smile before a discourse that seems to be naively caught up in its own game and its own narcissistic reflection: in an apocalyptic tone once adopted in philosophy. The pharmakon becomes for Stiegler a remedy and a poison, but perhaps he has left aside the fact that for Derrida this concept is also a staging of the discourse and can constitute authoritative effects. The pharmakon should have played first against his own discourse, putting it into an abyss, making it reflective, attentive to its effects and its unthought-of. My feeling is mixed, because everything happens, in my eyes, as if the first two volumes could lead to the third or could be used to branch off and refute it. This is why I regularly come back to these two books, which offer potentialities that Stiegler decided to deploy in a certain way, but which could have allowed other developments that are still possible today. Of course I am thinking of the turning point between Heidegger I and II which, in a way, is the opposite path. There is no contradiction between I-II and III at Stiegler, but my reading had led me to expect something other than the type of deployment of III. Reading is writing.
It should be added that the artistic question also separated me from his path. If at first glance he seems to attach great importance to art, and how could it be otherwise when one questions the technique of which art is an extremely singular mode, unfortunately like some philosophers he approaches this question as a general concept rather than as singular practices that it is primarily a question of observing. The main defect of this method being finally to subject art to philosophy and to instrumentalize the first in view of the second. It is for this reason, moreover, that there is in him a constant appeal to what makes sense and a refusal of the foolish even though the tradition in which he placed himself, the generation that preceded him, had not ceased to approach it. This is where we find Stiegler in his pastoral and therapeutic role. To my knowledge, his references in the field of visual arts have remained classical and modernist, and nostalgic to say the least. He was only remotely interested in contemporary practices, visibly preferring design, even though from a theoretical point of view everything should have led him to deepen his gaze. Perhaps one day I will have to detail this divergence between us.
One can understand my ambivalence, which is determined by Stiegler’s real political turning point. Since then, it seems to me that he has moved from the problematicity of concepts (which allowed their individuation, as in my case) to indisputable sentences (which imply adherence) because they would be the only ones able to solve our difficulties. Its pace of linguistic invention has also accelerated in recent years because it allows, I believe, a growing and sometimes dizzying self-referentiality. We lose the confusion, the uncertainty, the questioning. You make a diagnosis, you imagine a remedy and you apply it. I don’t think we can make it more instrumental, and it seems to me that to respond to the technique in this way is to react to it and to reproduce its fundamental modalities.
This transformation is expressed by the stylistic and affective adoption of conjurorial enthusiasm: Stiegler’s discourse has become emphatic. What is very paradoxical here is that the path he has taken seems to be in tension with the freedom, the singularity, the diachrony of consciousness. Simondon had described how the concept of individuation could only be experienced in the course of reading as individuation. In the same way, the best policy of individuation is the problematicity of concepts and not a few ready-made solutions. A philosopher does not think in the place of others to make disciples of them. In becoming a heroic figure, he loses the true influence that can flourish beyond and sometimes against his own thinking. He thinks so as not to prevent, and sometimes even intensify, other consciences. Bernard Stiegler, through an understandable concern for real action (but a theoretical text is just as real as anything else) and urgency, has perhaps abandoned the singularity of consciences, not only of “his” consciences, but of all the others, those of his readers.
There is reason to wonder when one so quickly associates ill-being with evil, when one does not distinguish a minima (which, to my knowledge, he never did in his writings) several forms of ill-being, some of which cause philosophical anguish or have been expressed by so many writers and visual artists. There is an unhappiness before evil, a precious anguish from which one cannot be freed without concealing its finiteness. This is why when he believes that those who vote FN do not love each other and have a deficit of narcissism, it seems to me to be absolutely insufficient and simplistic. The whole way in which he has developed primordial narcissism seems to me extremely problematic, precisely in the current situation and exclusively focused on the West.
I cannot help but think of totalitarian systems whose aim has been precisely to destroy this (degenerate) part. Art can take care of it. Stiegler’s turning point was somehow turned against himself, himself not as his own (as if the consciousness was his!) but as an object read by another consciousness, since with a book it is a question of technique and politics. Stiegler thus as tertiary memory, material support of memory. My thesis consisted in deploying an alternative conception of the relations between technological flows and flows of consciousness based not on unification but on the gap between technology and human beings, some would say on their malaise. I concluded with a conception of non-negative nothingness as a way of responding to this past reading. I owe it to Stiegler’s books to have embarked on this path.
The Nietzscheans, the Deleuzians, the Bergsonians, the Derridians, the Stieglerians, when they defend an orthodoxy, prevent dialogue and the promise of a common and divergent construction. They fix the meaning, establish a stable body and forget the individuation of the exchange of thought. They are the worst services rendered to thought. Without doubt, the responsibility for them should be placed less on the philosophers than on their disciples. I still owe an immense debt to Technique and Time I and II and I look at what happened afterwards from a distance.