L’espace (numérique) et le temps (cinématographique)

Le temps n’a pas été défini à l’avance. Il n’y a pas une fin, c’est-à-dire un avenir, qui a été circonscrit au début, c’est-à-dire dans l’intention d’un auteur. Ce dernier ne sait pas quand cela s’arrêtera. Il ne peut donc pas ménager ses effets, construire une progression dramatique, associer les éléments selon une certaine logique. Il ne donne pas le temps.

Quelle étrange temporalité se dessine ici : un temps sans finalité, sans téléologie, sans cette tension vers une résolution qui définit la narration classique. N’est-ce pas une remise en question radicale de toute notre conception de l’œuvre ? Car l’œuvre, telle que nous l’avons pensée depuis Aristote jusqu’à l’esthétique contemporaine, n’est-elle pas précisément cette totalité organique où chaque élément trouve sa place et sa fonction dans une économie générale du sens ? Cette fiction sans narration que nous tentons de penser rompt avec ce modèle : elle ne se dirige vers aucun dénouement, ne promet aucune catharsis, n’offre aucune réconciliation finale. Elle existe dans un présent perpétuel, sans horizon d’attente prédéfini, sans promesse de complétude.

Le temps a lieu dans son présent. Le temps est contemporain de lui-même. On saura quand cela s’arrêtera au moment ou l’utilisateur (je le nomme ainsi pour bien signifier qui manie quelque chose) le décidera et s’en ira laissant au repos la machine. C’est un changement complet de perspective dans la temporalité de l’oeuvre car quand le spectateur sortait alors que ce n’était pas fini, il signifiait le plus souvent son désaccord, son manque d’intérêt ou une interruption. Là, l’utilisateur décide de partir et c’est cette décision qui définie la durée de l’oeuvre.

Ce renversement du rapport entre l’œuvre et son récepteur ne signale-t-il pas une transformation plus profonde dans notre relation au temps lui-même ? Le spectateur traditionnel était soumis au temps de l’œuvre : il acceptait d’entrer dans une temporalité qui lui était imposée, de suspendre son propre rythme pour adopter celui que l’auteur avait décrété. Dans cette nouvelle configuration, c’est l’utilisateur qui impose son temps à l’œuvre, qui décide du moment où l’expérience commence et s’achève. L’œuvre devient ainsi fondamentalement inachevée, ou plutôt : son achèvement n’est plus une qualité intrinsèque mais une décision extrinsèque, une interruption décidée par celui qui l’expérimente.

La temporalité devient non seulement variable mais il y a identité entre le temps d’usage et le temps de l’objet. Il faut préciser, car il y a une durée possible (et non virtuelle) et une durée empirique qui ne se juxtaposent pas mais dont la seconde est permise par la première.

Cette distinction entre durée possible et durée empirique n’est-elle pas essentielle pour comprendre la spécificité de cette fiction sans narration ? La durée possible est celle que l’auteur rend disponible : un espace-temps ouvert, potentiellement infini, où l’utilisateur pourrait théoriquement rester indéfiniment. La durée empirique, elle, est celle que l’utilisateur actualisera effectivement, le temps qu’il décidera de consacrer à l’exploration de cet espace. Entre ces deux temporalités se joue une nouvelle conception de l’œuvre comme champ de possibles plutôt que comme parcours prédéterminé.

Le temps ne se donne plus mais passe dans un lieu déterminé. L’utilisateur explore des lieux, il y découvre peut être des choses, il revient sans doute sur ses pas, répète des événements. Ce qui importe c’est le renversement entre le temps et l’espace. Au siècle dernier, lorsque le spectateur regardait un film, il regardait le temps passer et il savait qu’à un moment ce temps prendrait fin indépendamment de sa volonté. Le temps était donné par le réalisateur qui enchaînait le flux de conscience au flux machinique de la projection.

N’assistons-nous pas ici à une inversion fondamentale des coordonnées de l’expérience esthétique ? Le cinéma, art du temps par excellence, soumettait l’espace à sa logique temporelle : les lieux n’y existaient que comme moments dans un flux, comme étapes dans un parcours temporel préétabli. Dans la fiction sans narration, c’est l’espace qui prend le pas sur le temps : les lieux existent pour eux-mêmes, dans leur autonomie propre, offerts à une exploration dont le rythme et la durée dépendent entièrement de l’utilisateur. Cette primauté nouvelle de l’espace ne résonne-t-elle pas avec notre condition contemporaine, celle que Marc Augé nommait la “surmodernité”, caractérisée par une profusion de non-lieux, d’espaces de transit, d’hétérotopies où la temporalité linéaire et progressive de la modernité se trouve suspendue ?

À présent, la durée du temps est définie par l’utilisateur. Il ne fait pas passer le temps externe, temps qui incorpore sans doute la sensation d’un destin, il navigue dans un espace. Si l’espace passe c’est parce qu’on est dans un train, pris dans un moyen de locomotion qui inscrit une différence entre le sol immobile et le véhicule mobile. L’espace ne passe donc pas comme le temps. Parce qu’avec le temps tout passe, le temps emporte tout sur son passage.

Cette métaphore du train n’est-elle pas révélatrice ? Le temps narratif traditionnel est ce train qui nous emporte, qui nous fait traverser des paysages selon un itinéraire prédéfini, vers une destination connue à l’avance. La fiction sans narration, elle, nous fait descendre de ce train : elle nous place dans un espace ouvert où nous décidons nous-mêmes de notre parcours, de notre rythme, de nos haltes et de nos détours. Le temps n’y est plus cette force extérieure qui nous entraîne malgré nous, mais une dimension que nous produisons par notre propre mouvement dans l’espace.

La fiction sans narration n’est pas fondée sur la construction d’une durée et d’une progression dramatique. Elle se structure grâce à l’esprit des lieux. Elle redonne à l’espace une autonomie de conception par rapport au temps. L’auteur défini des espaces et un possible de ceux-ci (c’est-à-dire une manière d’y naviguer, on peut nommer cela un espacement). L’utilisateur instancie le temps et le produit en entrant et en sortant. Du fait de cette nouvelle répartition des rôles, l’oeuvre devient strictement un possible.

Cette redistribution des rôles entre l’auteur et l’utilisateur ne transforme-t-elle pas radicalement notre conception même de l’œuvre ? L’œuvre n’est plus cette totalité achevée, cette forme close que l’auteur livre au public, mais un champ de possibles que l’auteur met à disposition et que l’utilisateur actualise à sa guise. L’auteur n’est plus ce démiurge qui crée un monde complet et cohérent, mais un architecte qui conçoit des espaces ouverts à l’exploration. L’utilisateur n’est plus ce spectateur passif qui reçoit une œuvre déjà constituée, mais un co-créateur qui produit sa propre expérience temporelle à partir des potentialités spatiales qui lui sont offertes.

Cette fiction sans narration ne nous invite-t-elle pas, finalement, à repenser notre rapport au temps lui-même ? À concevoir un temps qui ne serait plus soumis à la flèche unidirectionnelle du progrès, à la téléologie de l’Histoire, à la logique du développement et de l’accomplissement, mais un temps ouvert, pluriel, réversible, un temps que nous produirions nous-mêmes par nos parcours singuliers dans l’espace des possibles ? Un temps qui ne nous emporterait plus vers un destin, mais que nous habiterions pleinement, dans l’immanence de l’expérience présente ?