Stratégies temporelles des flux
Les flux font entrer le spectateur dans des dimensions temporelles qui dépassent sa réceptivité. C’est d’ailleurs à cette différence qu’on les reconnaît. Cet excès « dont la grandeur ne peut être saisie par une addition successive de parties » (Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme, Armand Colin, 1998, p. 65) peut prendre plusieurs formes.
Cette disproportion temporelle constitue la signature même des flux : ils débordent notre capacité à les contenir, à les saisir, à les incorporer dans notre expérience subjective. Ils nous confrontent à une dimension du temps qui excède nos structures perceptives habituelles, qui défie notre tendance à domestiquer la durée, à la découper en segments maîtrisables. Le flux, par essence, est ce qui coule au-delà de toute possibilité de captation intégrale : il nous rappelle les limites de notre finitude temporelle, de notre inscription dans une durée limitée qui ne peut absorber tous les temps possibles.
Ces diverses modalités du flux temporel excessif méritent d’être explorées plus en détail, car chacune révèle un aspect particulier de notre rapport problématique à la temporalité.
- L’infini numérique : la mise en série qui laisse supposer, face à une image numérotée, un après de la série dont je ne connais pas le bout. La continuité est produite par la séquentialité numérique vers l’infini. Ma finitude rejoint alors celle de l’artiste : la série est-elle toujours encore en cours, c’est-à-dire l’artiste est-il toujours vivant ? (Opalka).
Ce que Roman Opalka nous donne à voir, avec ses toiles où s’alignent des nombres peints à la main, progression infatigable vers l’infini numérique, c’est moins un objet qu’un processus, moins une œuvre achevée qu’une démarche existentielle. La série numérique, par définition inachevable (car qu’est-ce que l’achèvement de l’infini ?), nous confronte à cette double finitude : celle du spectateur, incapable d’embrasser la totalité d’un processus sans fin, mais aussi celle de l’artiste lui-même, dont la vie biologique constitue la seule limite possible à la progression. La mort de l’artiste devient alors l’horizon paradoxal de l’œuvre : ce qui l’interrompra sera précisément ce qui rendra manifeste son caractère inachevable. L’infini numérique nous rappelle que toute tentative d’épuisement du possible est elle-même vouée à être épuisée par la finitude de l’existence.
- La finitude attentive : inscrire sur un support matériel une durée qui dépasse la patience du regardeur, c’est-à-dire provoquer une disjonction entre un médium machinique et l’attention qu’il est censé provoquer (Empire). Le spectateur s’en détourne. La grandeur temporelle est alors le fruit de la reconnaissance de la finitude attentive, de la capacité limitée à se fixer sur un objet quelconque. On retrouve la finitude attentive dans la FsN.
Empire d’Andy Warhol — ces huit heures d’un plan fixe sur l’Empire State Building — ne nous confronte pas tant à l’infini qu’à la limite de notre propre capacité attentionnelle. Ce n’est pas l’œuvre qui est infinie, mais notre incapacité à la soutenir dans sa durée propre qui révèle notre finitude. Le film nous montre moins l’immeuble lui-même que notre impuissance à maintenir notre regard fixé sur un objet unique pendant une durée excédant nos habitudes perceptives. Ainsi, c’est moins l’objet qui se donne dans sa totalité que le sujet qui se découvre dans sa limite : limit-expérience où nous prenons conscience de notre propre seuil d’attention, de notre incapacité constitutive à persévérer dans une attention sans rupture.
- Procédure infinie : faire référence à une procédure existentielle, suivant un mode d’emploi précis et systématique, que l’existence du spectateur ne peut absorber dans un temps de réceptivité esthétique (Tehching Hsieh).
Les performances de Tehching Hsieh — qu’on pense à son année vécue dans une cage, ou à celle passée attaché à Linda Montano par une corde — instituent un régime temporel qui dépasse radicalement celui de la réception esthétique conventionnelle. Ce n’est plus l’instant de la contemplation qui est en jeu, mais l’extension d’une procédure sur une durée qui excède tout temps d’exposition normal. Le spectateur ne peut être témoin que d’un fragment infinitésimal d’un processus qui se déploie sur une année entière. Ce qu’il perçoit n’est donc pas l’œuvre dans sa totalité temporelle, mais seulement la trace ou la documentation d’une expérience dont la durée réelle lui échappe nécessairement. La procédure infinie fait ainsi de l’œuvre non plus un objet de contemplation, mais un mode d’existence alternatif dont le spectateur est structurellement exclu par sa propre temporalité.
- L’espérance de l’objet : donner une temporalité fonctionnelle à un objet qui dépasse l’espérance de vie du spectateur (La mort du soleil, The 300 Year Time Bomb). Dans la plupart des cas, le spectateur sait bien que la machine elle-même ne fonctionnera pas le temps annoncé, ceci produit une seconde disjonction.
Cette modalité du flux introduit une temporalité proprement post-humaine : celle d’objets conçus pour persister au-delà non seulement de leur créateur, mais aussi de tout spectateur contemporain de leur création. Une bombe programmée pour exploser dans trois siècles institue une temporalité qui transcende radicalement l’échelle humaine. Mais cette transcendance est elle-même traversée d’une ambiguïté fondamentale : nous savons pertinemment que l’objet lui-même — dans sa matérialité, ses composants, ses circuits — ne pourra probablement pas tenir aussi longtemps. Cette conscience d’une double finitude — la nôtre, mais aussi celle de l’objet censé nous survivre — instaure un rapport ironique au temps, où l’aspiration à l’éternité se heurte à la contingence matérielle, où la prétention à l’immortalité technique révèle sa propre fragilité.
- La solitude de l’objet : donner une autonomie à l’objet, un fonctionnement solitaire et autiste dont le spectateur est exclu et qu’il observe du dehors (Antoine Schmitt).
Dans les installations génératives d’Antoine Schmitt, des entités dotées de comportements propres évoluent selon des algorithmes qui définissent leur mouvement, leur relation à l’environnement, leur temporalité propre. Le spectateur n’est plus celui qui active l’œuvre ou qui interagit avec elle : il devient simple témoin d’un processus qui se déroule indépendamment de sa présence, qui suit sa propre logique temporelle, indifférente au regard humain. Cette exclusion du spectateur institue une temporalité non-anthropocentrique, où l’objet technique n’est plus extension de l’humain mais entité autonome poursuivant sa propre finalité, sa propre existence dans un temps qui n’est plus celui de l’interaction mais celui de la pure opérativité machinique.
- Les multitudes : faire entrer le spectateur dans la série des spectateurs, par exemple en enregistrant sa présence et en la superposant à d’autres (Intruders). Il devient lui-même une série potentiellement infinie.
Ici, le flux temporel n’est plus celui de l’œuvre mais celui des spectateurs eux-mêmes, transformés en éléments d’une série potentiellement infinie. Le spectateur individuel est absorbé dans une multitude, devient lui-même flux, succession, accumulation. Sa temporalité subjective s’inscrit dans une temporalité collective qui la dépasse et la relativise. La présence singulière devient un moment dans une série dont l’extension excède toute expérience individuelle. Ce n’est plus seulement l’œuvre qui institue un temps excessif, c’est la communauté même des récepteurs qui devient flux, courant temporel où chaque subjectivité n’est qu’une vague parmi d’autres, un moment dans une accumulation sans terme assignable.
Les flux ne doivent pourtant pas être identifiés au sublime kantien. S’ils peuvent effectivement recouper un tel sentiment et si certaines de leurs caractéristiques en sont proches (indécomposition, partie/tout), de nombreux flux sont inapparents ou sont plats, indifférents et mornes. Pour être des flux, les flux n’ont pas besoin de cette disproportion d’échelle propre au sublime. Ils ne sont pas nécessairement des excès de grandeur. Ils n’ont d’ailleurs pas même besoin de nous. L’esthétique des flux, à la différence de l’esthétique du sublime, n’est pas une esthétique orientée sujet.
Cette distinction cruciale entre flux et sublime mérite d’être soulignée. Si le sublime kantien reste fondamentalement une expérience subjective — le sentiment d’une inadéquation de nos facultés sensibles face à une grandeur ou une puissance qui les dépasse, mais que notre raison peut néanmoins penser — le flux institue un régime d’existence qui n’a pas besoin du sujet pour être. Le sublime reste ancré dans l’expérience humaine : il n’existe que pour et par un sujet capable d’éprouver le vertige de sa propre finitude face à l’infini. Le flux, lui, existe indépendamment de toute subjectivité : il est cette continuité objective qui peut parfaitement se passer de témoin, qui poursuit son cours dans l’indifférence à tout regard.
C’est peut-être là que réside la spécificité ontologique des flux : ils sont cette existence autonome, cette réalité indépendante qui ne requiert pas notre présence pour être. Là où le sublime nous invite à l’expérience exaltante de notre propre dépassement, à la découverte de notre capacité à penser l’infini malgré notre finitude sensible, le flux institue un régime de présence indifférent à notre capacité ou incapacité à le saisir. Il coule, il se déploie, il persiste, que nous soyons là ou non pour en témoigner.
Cette indifférence ontologique des flux à notre égard est peut-être ce qui les rend si troublants : ils nous confrontent à un monde qui n’est pas fait pour nous, qui n’attend rien de nous, qui se déploie selon ses propres lois temporelles sans souci de notre confort perceptif ou conceptuel. Ils nous rappellent que le temps n’est pas cette construction subjective que nous projetons sur le monde, mais cette dimension objective dans laquelle nous sommes nous-mêmes pris, emportés, dissous.
L’esthétique des flux n’est donc pas une esthétique du sujet confronté à ses limites, mais une esthétique de l’objet dans son autonomie temporelle, dans son indépendance à l’égard de toute subjectivité. C’est une esthétique non-anthropocentrique, qui nous invite non pas à l’exaltation de notre capacité à penser l’infini, mais à l’humilité face à un temps qui nous précède et nous survivra, qui nous traverse sans nous appartenir jamais pleinement.