Technontologique
Définir la tekhnè est une entreprise difficile. Quelle est cette réalité mouvante qui façonne silencieusement notre monde tout en échappant à nos tentatives de définition ? Comment saisir l’essence d’un phénomène qui transforme continuellement sa propre nature ? Définir la tekhnè est une entreprise intellectuellement périlleuse, un défi conceptuel particulièrement ardu, précisément parce que son statut ontologique évolue constamment au cours du temps historique et culturel, se métamorphosant selon des logiques complexes qu’il nous faut patiemment reconstituer. Cette reconstitution exige d’appréhender cette évolution selon une certaine logique interne, une historialité profonde qui dépasse la simple chronologie factuelle, tout en nous préservant scrupuleusement d’une analyse excessivement systématique, trop rigide, qui occulterait d’avance les singularités événementielles et les bifurcations imprévisibles qui jalonnent l’histoire des techniques.
Cette difficulté définitionnelle n’est pas accidentelle mais essentielle : elle révèle quelque chose de fondamental concernant la nature même de la tekhnè. Mon hypothèse centrale, qui orientera l’ensemble de cette réflexion, est que la tekhnè est simultanément humaine et non-humaine, qu’elle participe de notre nature anthropologique tout en la dépassant radicalement, que son caractère strictement anthropologique n’est qu’une dimension partielle du problème dans sa globalité, et que son individuation spécifique ne peut être véritablement comprise qu’au regard de sa dynamique interne propre et de sa dynamique relationnelle avec les autres sphères de la réalité. L’individuation technique, telle que Gilbert Simondon l’a magistralement élaborée dans son œuvre philosophique, constitue ainsi une méthodologie particulièrement féconde permettant d’approcher la technique dans son mode d’existence propre, dans sa logique immanente qui échappe partiellement à l’intention humaine tout en interagissant constamment avec elle.
Pour analyser avec précision l’historicité fondamentale de la tekhnè dans ses multiples dimensions, je propose de distinguer plusieurs périodes ou plutôt polarités conceptuelles majeures, en soulignant d’emblée que ces polarités ne doivent pas être comprises comme strictement successives ou mutuellement exclusives, dans la mesure où elles se superposent fréquemment, coexistent souvent dans un même espace-temps et ne sont pas nécessairement chronologiques : la tekhnè dans l’antiquité grecque, conçue comme établissement d’une séparation initiale et fondatrice entre le savoir mathématique théorique et le savoir-faire pratique, entre theoria et praxis ; la technique dans sa configuration proprement moderne comme savoir rationnel de l’ingénieur capable désormais d’utiliser systématiquement les mathématiques pour répondre efficacement à un usage déterminé, réconciliant ainsi partiellement ce que l’antiquité avait séparé ; les technologies dans leur déploiement postmoderne (même si cette catégorisation historique demeure problématique et contestable) comme techniques essentiellement langagières, machines à traduire et à transduire inlassablement des signes binaires fondamentalement dépourvus de sens en eux-mêmes ; et enfin, dans sa manifestation la plus contemporaine, ce que je propose de nommer le technontologique, c’est-à-dire la tekhnè désormais appréhendée comme productrice directe d’être, comme puissance ontogénétique qui ne se contente plus de transformer le réel mais le constitue fondamentalement.
Il convient de préciser immédiatement que ce caractère technontologique a toujours existé en filigrane ou en germe depuis les origines, puisque les techniques sont par essence des productions matérielles qui modifient l’environnement, c’est précisément le sens originel du terme grec τέχνη que d’indiquer cette capacité productive. Toutefois, ce n’est que tardivement, au terme d’une longue évolution historique, que ce caractère ontogénétique s’est véritablement généralisé et s’est progressivement infiltré dans les différentes sphères de la société contemporaine, allant jusqu’à modifier profondément notre épistémologie qui, de contemplative qu’elle était originellement dans sa configuration antique, devient, selon une lente mais inexorable évolution, d’abord configuratrice (avec l’avènement des sciences expérimentales modernes), puis performative (avec l’émergence des technologies de l’information), et enfin directement productive (avec les biotechnologies et l’intelligence artificielle contemporaines). Nous assistons ainsi à un passage insensible mais décisif de la nécessité métaphysique classique qui intégrait la contingence comme moment subordonné à une contingence radicale devenant paradoxalement la seule nécessité effective, puisque le technontologique se révèle producteur d’ontologie sans qu’on puisse simplement remplacer l’ancienne nécessité divine par la nécessité supposée de la volonté anthropologique, dans la mesure où le technontologique constitue fondamentalement un processus interne et relationnel qui échappe partiellement à la maîtrise humaine.
L’exemple le plus frappant et le plus emblématique de cette transformation est sans doute la découverte révolutionnaire du code génétique et la capacité de recombinaison-création que ce code autorise désormais à travers les biotechnologies contemporaines, dévoilant par là même moins son statut épistémologique de découverte d’une chose en soi préexistante que d’invention conceptuelle d’une chose constituée par l’acte même de sa théorisation et de sa manipulation. Ce qui est techniquement produit devient alors à son tour un objet scientifiquement analysable, ce qui met en place une boucle récursive entre production technique et ontologie, un circuit d’autorenforcement où la technique produit un réel qu’elle analyse ensuite pour le modifier à nouveau, dans une spirale potentiellement infinie.
Cette conception circulaire nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la technique : celle-ci n’est plus un simple outil extérieur que nous utiliserions pour transformer un monde donné, mais devient progressivement le milieu même dans lequel nous existons, la matrice ontologique qui détermine les conditions de possibilité de notre expérience. La technique n’est plus seulement ce avec quoi nous agissons sur le monde, mais ce à travers quoi nous percevons et comprenons ce monde. Elle n’est plus un simple moyen, mais devient le médium fondamental de notre rapport au réel.
Cette transformation profonde nous confronte à une question philosophique essentielle : comment le technontologique parvient-il progressivement à prendre le pouvoir au cours du temps historique ? Cette question demeure largement en suspens et constitue une tâche intellectuelle majeure encore à entreprendre pleinement. Il faudrait, pour mener à bien cette investigation, détecter méthodiquement dans le discours technicien contemporain les traces nombreuses mais souvent dissimulées d’une volonté ontologique d’un genre tout à fait particulier : ce que l’on pourrait nommer l’ontopoésis, c’est-à-dire l’ontologie comprise non plus comme simple description de ce qui est, mais comme création active qui analyse ce qui existe précisément pour le faire, le refaire ou le défaire selon des objectifs qui ne sont plus simplement techniques mais proprement ontologiques. On peut en identifier des manifestations nombreuses et significatives, par exemple dans l’idéologie contemporaine de la réalité virtuelle qui ne se contente plus de simuler le réel mais prétend créer de nouvelles formes de réalité, ou encore dans le projet économique et civilisationnel de Google qui, sous couvert d’organiser l’information mondiale, entreprend en réalité de reconfigurer fondamentalement notre rapport au savoir et à l’être.
Cette transformation radicale nous invite également à repenser la distinction traditionnelle entre nature et culture, entre le donné et le construit. Car si la technique devient productrice d’être, alors la frontière entre ce qui est naturellement donné et ce qui est techniquement construit s’estompe progressivement. La nature elle-même devient un artefact technique, un objet de manipulation et de reconfiguration. Les catégories ontologiques traditionnelles qui structuraient notre compréhension du monde – l’être et le devenir, la substance et l’accident, la cause et l’effet – se trouvent ainsi profondément bouleversées par l’avènement du technontologique.
Dans cette perspective, la tekhnè ne peut plus être pensée comme un simple prolongement de l’être humain, comme une extériorisation de ses facultés naturelles. Elle acquiert une autonomie ontologique qui transforme radicalement notre condition. Nous ne sommes plus simplement les créateurs et les utilisateurs de la technique, mais nous devenons progressivement les produits d’un monde technique qui nous façonne en retour. La relation entre l’humain et la technique n’est plus unilatérale mais circulaire : nous produisons des systèmes techniques qui, à leur tour, produisent de nouvelles formes d’humanité.
Cette circularité nous oblige à abandonner toute conception instrumentale de la technique. Celle-ci n’est pas un simple moyen que nous pourrions utiliser pour atteindre des fins préalablement définies. Elle devient le milieu même dans lequel se définissent nos fins, le cadre ontologique qui détermine ce qui est possible et pensable. La question n’est plus simplement de savoir comment utiliser la technique pour réaliser nos objectifs, mais de comprendre comment nos objectifs eux-mêmes sont déterminés par l’environnement technique dans lequel nous évoluons.
Cette conception technontologique nous invite à une nouvelle forme de pensée qui ne chercherait plus à maîtriser la technique comme un objet extérieur, mais qui accepterait de penser avec et à travers elle, de reconnaître sa puissance ontogénétique tout en demeurant attentif aux formes d’existence qu’elle rend possibles ou impossibles. Il s’agit moins de juger la technique à l’aune de valeurs préétablies que de comprendre comment elle transforme nos valeurs elles-mêmes, comment elle reconfigure l’espace éthique et politique dans lequel nous nous mouvons.