La critique technologique

Les critiques envers le solutionnisme technologique se multiplient. On y conteste une nouvelle forme de positivisme et de simplification. On y réfute l’occultation des rapports de domination et les inégalités croissantes.

Sommes-nous si sûrs que le solutionnisme a constitué l’approche théorique dominante des 40 dernières années ? Sommes-nous assurés que le positivisme du 19e siècle était si simplificateur ? Estimons-nous que le dieu laplacien, pouvant tout prévoir, ne questionnait pas aussi notre capacité à tout savoir du présent ?

Chaque époque se redécouvre. Dès le début du Web, les discours ont été ambivalents. Ils hésitaient entre l’enthousiasme d’un espace utopique et les craintes liées à la surveillance et au contrôle. Ils critiquaient l’innovation et la croyance immodérée dans les technologies. On pourrait multiplier les exemples pour démontrer que l’époque naive dont certains voudraient sortir n’a en fait jamais existé. Elle a été tout au plus présente dans le discours de quelques évangélistes technologiques et dans la bêtise discursive des communicants.

Concernant le machine learning ou le big data, les critiques portent principalement sur le fait que l’induction statistique ne saurait constituer du sens et que l’accumulation des données ne pourra jamais produire qu’un accroissement de la désorientation. Mais j’aimerais souligner d’une part qu’ainsi on constitue un angle mort puisqu’on présuppose que la signification nous saurions bien ce qu’elle est et que l’être humain l’aurait bien en main. Elle opère une comparaison mimétique entre l’être humain et la machine et suppose que l’objectif de la seconde est de répliquer le premier. Enfin, elle considère les deux entités comme isolées et ne prend donc pas à bras le corps leur relationnalité. Qu’est-ce à dire ? Si nous développons une thèse anthropotechnologique alors nous estimons que l’intelligence, l’imagination ou quelques autres facultés de la machine n’est pas l’attribut d’ue entité isolée mais le fruit d’une relation. De même pour l’être humain. En d’autres termes, réfuter une faculté à une machine c’est encore réfléchir à cette faculté et par là même la produire. Ainsi, en croyant dénier à la machine quelque chose, on met en œuvre une relationnalité anthropotechnologique qu’on est incapable de thématiser comme telle.

Je lis depuis plusieurs décennies des ouvrages en sciences humaines portant sur les technologies et il me semble que ceux-ci sont souvent porteurs d’un même affect : l’enthousiasme conjuratoire que Jacques Derrida avait abordé, en l’appliquant à d’autres phénomènes, dans Spectres de Marx (1993). Cet affect délimite le bien et le mal, le désirable et la catastrophe, le poison et le médicament. Il oublie souvent la complicité des composantes de ces alternatives. La relationnalité anthropotechnologique, que Stiegler avait amorcé dans les deux premiers tomes de la Technique et le Temps (enfin réédités chez Fayard!) et que les artistes comme Duchamp ou Warhol n’ont cessé d’explorer, me semble constituer la promesse d’une autre politique et d’autres affects qui eux, sauront être apathiques et réflexifs. Une époque postcritique qui saura se délivrer de cette vulgarité de la pensée thérapeutique à vouloir dire le vrai.