L’accélérationnisme expérimental et le réformisme technocritique / Experimental accelerationism and technocritical reformism
Des voix s’élèvent pour critiquer les méfaits de l’intelligence artificielle et de ses développements récents qui semblent affecter négativement bien des domaines de la société. Cette critique porte sur l’accentuation des biais, la production de fausses nouvelles, la domination de chefs d’entreprise multimilliardaires aux sombres desseins, l’altération de notre cognition par son automatisation et son remplacement, l’exploitation de travailleurs sous-payés. L’IA apparaît comme un danger immense, car omniprésent qui, à la manière d’un flux débordant, se développerai de plus en plus, avec des effets de récursivité et de performativité incalculables. Il s’agit donc d’y résister, de freiner et de canaliser ce flux afin que nous n’en ayons pas de négatives conséquences qui rendrait encore plus précaire notre condition présente. Par une telle critique, on cherche à se sauver ou tout du moins à limiter les dégâts. Et il faudrait aller vite, car le développement technologique, ainsi que les moyens de domination mis en œuvre, vont rapidement.
On se souvient des nombreux débats qui avaient eu lieu sur la protection de la vie privée sur Internet et qui ont eu comme conséquence des pétitions de principe, des déclarations enflammées et l’obligation d’affichage d’une fenêtre sur les sites internet demandant si nous acceptions ou pas les cookies. Cette fenêtre participe finalement de la mobilisation et de la marchandisation de l’attention et de l’indifférence de la résistance face au néolibéralisme vectoriel. Car qu’on accepte ou qu’on refuse, ceci ne changera fondamentalement rien si ce n’est la métabolisation de ce choix vide chez l’utilisateur.
La technocritique portant sur l’IA souhaite œuvrer pour créer une canalisation des flux de l’induction statistique et, au-delà de sa tonalité pastorale, souhaite constituer une logistique permettant d’encadrer cette technologie. Il faut entendre dans le concept de logistique ce qu’il peut y avoir de logos, c’est-à-dire cette tournure d’esprit logocentrique estimant que parler c’est faire et que critiquer c’est limiter. Bref, que si le raisonnement est bien formé alors nous pourrons prendre les bonnes décisions face à quelque chose qui semble comme nous arriver du dehors, même si celui-ci, la technique, est le produit de l’être humain, produit qui le modifie en retour.
La technocritique réformiste est souvent platonicienne au sens où elle estime que la lisibilité et l’accessibilité du code informatique permettraient de comprendre les relations de cause à effet. Les effets néfastes ou bénéfiques de l’IA seraient donc le produit des choix effectués dans le code informatique. Mais cette conception crée une causalité idéaliste qui ne prend pas en compte qu’il y a un décalage important entre le code et ses effets, parce que ceux-ci sont plongés dans un tissu social complexe avec lequel ils interagissent. Partant de l’expérience précédente de la protection de la vie privée par la fenêtre des cookies, on peut anticiper que, quelle que soit la qualité du raisonnement de la technocritique, il n’aura, au fil des réunions européennes ou nationales, comme conséquence que la position, par exemple, d’un bandeau indiquant la provenance artificielle de certains médias, visuels ou textuels : « Made in AI ». Au-delà du caractère ironique de ce désir d’attribuer et de départager entre ce qui est humain et ce qui n’est pas humain, on peut estimer que cette précaution n’aura comme fondement que la structure historiale à laquelle on espérait pourtant résister. Distinguer l’humain et le non-humain a été un des ressorts d’une exclusion et d’une colonisation extractiviste. Elle méconnaît de surcroît le fait que les artistes depuis la fin du 19e siècle, contestent et déconstruisent, la paternité anthropologique de l’œuvre d’art, laissant au sens commun inspiré par le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, l’idéal un peu romantique d’une expressivité du génie humain sur le médium artistique.
Le réformisme et la technocritique ne font que réagir à une situation qu’elles ne produisent pas et tentent de canaliser quelque chose qui les déborde. Elles ne tirent leur puissance que de la mise en scène de ce débordement fluxionnel. Je ne reviendrai pas sur le fait que la conjuration de notre époque s’exprime souvent sous la forme de flux qu’ils soient climatiques, énergétiques, migratoires, financiers ou techniques. Cette technocritique arrive de la sorte toujours trop tard, elle tente de mettre un pansement sur une plaie déjà ouverte qui, quand elle sera refermée, laissera sa place à une autre blessure, et ainsi de suite à l’infini. Elle ne saurait produire une situation tout simplement parce qu’elle occulte la possibilité dérangeante de l’expérimentation.
Nous répondons à la critique, et à son métadiscours qui prétend se placer en dehors de son objet pour diriger par la pensée la technique, par l’expérimentation, c’est-à-dire par la nécessité de faire d’une façon radicalement différente, non pas seulement quant aux finalités et aux objets, car on pourra en fixer de nouveaux, on restera alors fondamentalement attaché à la structure instrumentale de la technique. On tentera de suspendre son projet même, c’est-à-dire de contester que la technique ne puisse jamais être que l’expression d’une volonté de puissance.
L’expérimentation est désorientée et en ce sens elle n’est pas un logos ou une logistique qui aurait pour objet de canaliser le flux technique partant d’une réflexion logique et discursive. Elle prend le risque du possible déchaîné, c’est-à-dire de l’ouverture d’un inconnu, d’un plus grand danger encore. On pourrait la rattacher à une forme d’accélérationnisme tout edifférente de celle du Manifeste (2014) qui restait de part en part instrumental ou encore de l’alt. droite, fasciné par la mobilisation totale et de dévastation. Il s’agit d’un accélérationnisme déphasé ou décalé, désorienté, non-instrumental, qui ne connaît pas ses résultats d’avance et qui suspend donc la notion même de projet parce que celui-ci implique un logocentrisme qui soumet la factualité à une discursivité préalable.
Le travail artistique pourrait en être la clé de voûte. Si notre monde est tissé de part en part de technique, et que nous ne saurions pour cette raison nous en défaire, nos facultés transcendantales étant constituées par ces techniques en boucle et l’idée même de monde en étant dépendante, l’art, si minoritaire et fragile, est par ailleurs le seul exemple (mais s’agit-il seulement d’un exemple ?), d’un usage de la technique non instrumental, c’est-à-dire qui n’est pas fondé sur un discours préalable ayant pour objectif de canaliser logistiquement les flux.
Il faudrait encore détailler, car il existe plusieurs types d’expérimentation de l’IA. Celle thomiste qui est souvent fondée sur une valorisation du vivant et qui prenant comme modèle la prétendue « nature » veut en faire un nouvel ineffable ou l’incorporer dans la technique estimant que cette dernière n’en est que le produit. Cette fusion océanique semble là aussi idéaliste et ne pas considérer le caractère violemment dialectique de la technique qui bouche le monde par ses déchets, ses externalités négatives, cette matière qui résiste. La résistance n’est aucunement dans la critique qui ne fait que reformer une situation de domination en la mettant en scène, mais dans ce qui bouche le monde et qui est le produit de notre interaction à la technique.
Face à cette expérimentation, thomiste et biomimétique, dont l’application a très grande échelle planétaire et à des milliards d’individus semble illusoire, il s’agit de mettre en œuvre un autre type d’expérimentation assumant la fêlure transcendantale de l’être humain, sa blessure avant toute souffrance, sa désorientation. Car il est étonnant de voir à une époque où la situation d’habitabilité de la terre se détériore rapidement, les utopies les plus joyeuses s’élaborer comme si nous étions sommés de répondre au désert du réel par des oasis de notre imagination afin de nous remonter le moral et de « feeling good ». Les artistes sont souvent appelés à répondre à ce rôle de contre-investissement, certains se prêtent à ce jeu très spontanément. Mais ce contre-investissement ne restera qu’au niveau du logos et n’aura que peu d’influence matérielle, si ce n’est la constitution de petites communautés autonomes voulant rester indemnes des flux qui ravageront le monde tout autant que leur monde. Il n’aura comme conséquence que de différer encore un peu le moment de la décision. Il y a dans une autre forme d’expérimentation, accélérationniste mais non instrumental et sans fascination cataclysmique, une manière de reprendre le destin de la technique du début en en suspendant les opérations instrumentales qui en sont les fondements les plus essentiels. Il ne s’agit donc aucunement de se couper de la technique ou de rompre avec les flux, en fantasmant une autonomie et une volonté (qui sont les causes méconnues de la situation présente), comme si en coupant des tuyaux, on pouvait résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés, mais d’intensifier notre relation à la technique et son usage en s’attaquant à ses fondements même.
Artificial intelligence and its recent developments are being criticized for their negative impact on many areas of society. This criticism focuses on the accentuation of bias, the production of fake news, the domination of multi-billionaire entrepreneurs with dark agendas, the alteration of our cognition through automation and replacement, and the exploitation of underpaid workers. AI appears as an immense, omnipresent danger which, like an overflowing stream, will develop more and more, with incalculable effects of recursiveness and performativity. We need to resist it, to slow it down and channel it, so that we don’t suffer the negative consequences that would make our present condition even more precarious. Through such criticism, we seek to save ourselves, or at least to limit the damage. And we need to move fast, because technological development and the means of domination employed are moving fast.
We remember the many debates that took place on the protection of privacy on the Internet, which resulted in petitions of principle, fiery declarations and the obligation to display a window on websites asking whether or not we accept cookies. In the final analysis, this window is part of the mobilization and commodification of attention and the indifference of resistance to vector neoliberalism. For whether we accept or refuse, this will fundamentally change nothing except the user’s metabolization of this empty choice.
AI technocriticism aims to channel the flow of statistical induction and, beyond its pastoral tone, to create a logistics framework for this technology. The concept of logistics must be understood in terms of logos, i.e. the logocentric mindset that believes that to speak is to do, and that to criticize is to limit. In short, that if reasoning is well trained, then we’ll be able to make the right decisions when faced with something that seems to come at us from outside, even if this something – technology – is the product of human beings, a product that in turn modifies them.
Reformist technocriticism is often Platonic, in the sense that it believes that the readability and accessibility of computer code should make it possible to understand cause-and-effect relationships. The harmful or beneficial effects of AI would therefore be the product of choices made in the computer code. But this conception creates an idealistic causality that fails to take into account that there is a significant time lag between the code and its effects, because the latter are immersed in a complex social fabric with which they interact. Based on the previous experience of privacy protection through the cookie window, we can anticipate that, whatever the quality of technocriticism’s reasoning, it will only result, in the course of European or national meetings, in the positioning, for example, of a banner indicating the artificial provenance of certain visual or textual media: “Made in AI”. Quite apart from the irony of this desire to attribute and distinguish between what is human and what is not, this precaution will only be underpinned by the very historical structure we had hoped to resist. Distinguishing between the human and the non-human has been one of the mainsprings of exclusion and extractivist colonization. It also ignores the fact that, since the end of the 19th century, artists have been contesting and deconstructing the anthropological paternity of the work of art, leaving to common sense, inspired by Balzac’s Masterpiece Unknown, the somewhat romantic ideal of the expressiveness of human genius in the artistic medium.
Reformism and technocriticism merely react to a situation they do not produce, and attempt to channel something that is beyond them. They derive their power only from the staging of this fluxional overflow. I won’t go back over the fact that the conjuration of our times is often expressed in the form of flows, be they climatic, energetic, migratory, financial or technical. In this way, technocriticism always comes too late; it tries to put a band-aid on an already open wound, which, when closed, will leave its place to another wound, and so on ad infinitum. It cannot produce a situation simply because it conceals the disturbing possibility of experimentation.
Our response to criticism, and to the metadiscourse that claims to place itself outside its object in order to direct technique through thought, is experimentation, i.e., the need to do things in a radically different way, not only in terms of aims and objects – for we may set new ones, but we will remain fundamentally attached to the instrumental structure of technique. We will attempt to suspend its very project, in other words, to challenge the notion that technology can only ever be the expression of a will to power.
Experimentation is disoriented, and in this sense it is not a logos or a logistical device whose aim is to channel the flow of technology through logical and discursive reflection. It takes the risk of the unleashed possible, i.e., the opening up of the unknown, of an even greater danger. We could link it to a form of accelerationism quite different from that of the Manifesto (2014), which remained instrumental through and through, or from the alt. right, fascinated by total mobilization and devastation. It’s an accelerationism that’s out of phase or out of step, disoriented, non-instrumental, that doesn’t know its results in advance and therefore suspends the very notion of project, because the latter implies a logocentrism that subjects factuality to a prior discursivity.
Artistic work could be the keystone. Our transcendental faculties are constituted by these looping techniques, and the very idea of a world is dependent on them. Art, however minority and fragile, is the only example (but is it only an example?) of a non-instrumental use of technique, i.e. one that is not founded on a prior discourse aimed at logistically channelling flows.
We’d have to go into even more detail, as there are several types of AI experimentation. The Thomistic approach, which is often based on an appreciation of the living, and which, taking so-called “nature” as a model, seeks to incorporate it into technology, believing that the latter is merely its product. Here too, this oceanic fusion seems idealistic, and fails to consider the violently dialectical nature of technology, which clogs the world with its waste, its negative externalities, this matter that resists. Resistance is not to be found in criticism, which merely reshapes a situation of domination by staging it, but in what clogs up the world and is the product of our interaction with technology.
In the face of this Thomistic and biomimetic experimentation, whose application on a very large planetary scale and to billions of individuals seems illusory, we need to implement another kind of experimentation that assumes the transcendental crack of the human being, his wound before any suffering, his disorientation. For it is astonishing to see, at a time when the earth’s habitability is rapidly deteriorating, the most joyous utopias being elaborated, as if we were summoned to respond to the desert of reality with oases of our imagination to lift our spirits and “feel good”. Artists are often called upon to respond to this role of counter-investment, and some lend themselves to this game quite spontaneously. But this counter-investment will only remain at the level of logos and will have little material influence, apart from the formation of small autonomous communities intent on remaining unscathed by the flows that will ravage the world as much as their own. The only consequence will be to postpone the moment of decision even further. In another form of experimentation, accelerationist but not instrumental and without cataclysmic fascination, there is a way of taking up the destiny of technology from the beginning by suspending the instrumental operations that are its most essential foundations. It’s not a question of cutting ourselves off from technology or breaking with flows, by fantasizing an autonomy and a will (which are the unacknowledged causes of the present situation), as if by cutting pipes we could solve the problems we face, but of intensifying our relationship to technology and its use by attacking its very foundations.