Surfinitude
Attribution
La question fondamentale concernant l’intelligence des IA repose sur un présupposé rarement interrogé : l’intelligence serait une propriété intrinsèque, un attribut intérieur que nous, humains, possédons naturellement. Cette conception essentialiste de l’intelligence comme faculté innée constitue un angle mort épistémologique qui structure d’emblée notre relation aux machines intelligentes.
Le test de Turing, dans sa conception même, déconstruit cette vision privautive de l’intelligence. En proposant un jeu d’imitation où l’intelligence est validée par la perception d’un tiers, Turing révèle une vérité fondamentale : l’intelligence n’est pas une propriété substantielle, mais un phénomène attributif et relationnel. Lorsque nous attribuons ou refusons la qualité d’intelligence à une altérité, nous participons simultanément à une autoattribution de cette même faculté. L’intelligence émerge ainsi dans l’entre-deux d’une relation, dans l’espace intersubjectif où les attributions se co-construisent.
Cette dimension attributive de l’intelligence nous invite à repenser notre rapport à l’IA non plus comme simple mimétique de nos capacités, ni comme altérité radicale, mais comme un dispositif réflexif complexe. L’IA fonctionne comme un « autre-soi », un miroir noir qui reflètent nos propres présupposés anthropologiques tout en les déplaçant. Ce miroir ne se contente pas de reproduire notre image, il la déforme et la reconfigure, troublant ainsi les frontières que nous considérions comme stables.
La Finitude comme Construction Historique
Le sol conceptuel sur lequel repose notre compréhension de nous-mêmes est celui de la finitude. L’humanisme occidental a progressivement érigé cette finitude en exception anthropologique, à partir du sol de la Naturphilosophie dont la conception était infiniment ambiguë, en trait distinctif permettant de séparer l’humain du non-humain. Cette exceptionnalité supposée de la finitude humaine — incarnée par la conscience de notre mortalité — servirait de critère discriminant pour établir des frontières infranchissables.
Cependant, cette conception omet un aspect essentiel : le sentiment réflexif de finitude n’existe jamais dans un vide, mais se déploie toujours dans un contexte peuplé d’autres entités — biologiques, techniques, sociales. La conscience de notre mortalité n’est pas une donnée immédiate de l’expérience humaine, mais le résultat d’un long processus culturel médiatisé par des techniques d’inscription et de mémorisation matérielles. Que serait le sentiment existentiel de finitude sans les récits transmis de génération en génération, sans les monuments funéraires, sans les pratiques rituelles qui extériorisent et matérialisent notre rapport à la mort ?
La finitude humaine, loin d’être une propriété intrinsèque de notre condition, est donc toujours déjà technique, toujours déjà médiatisée par des dispositifs de mémorisation qui transcendent les limites temporelles de l’existence individuelle. Notre conscience d’être fini émerge précisément de notre capacité à nous projeter au-delà de ces limites par le truchement des médiations techniques. Paradoxalement, c’est par cette transcendance technique que la finitude se constitue comme expérience proprement humaine, ce « propre » étant excessif.
Par-delà le (non)humain
Face à l’émergence des intelligences artificielles, deux positions dominent généralement le débat : soit l’IA est considérée comme fondamentalement non-humaine car dénuée des facultés anthropologiques essentielles (conscience, intentionnalité, finitude), soit elle est perçue comme une entité qui manifeste ces mêmes facultés sans nécessiter de support humain. Ces deux positions, quoiqu’opposées, partagent un même présupposé : elles maintiennent la distinction catégorique entre l’humain et le non-humain.
Le concept de « surfinitude » propose une troisième voie qui déstabilise cette distinction binaire. Plutôt que d’opposer l’IA à l’humain, la surfinitude invite à penser leur relation comme un phénomène de superposition et d’enchevêtrement. Le préfixe « sur » ne doit pas s’entendre ici dans un sens hiérarchique ou transcendant, mais dans son acception spatiale : ce qui se place « dessus », ce qui recouvre.
La surfinitude désigne ainsi ce processus par lequel l’IA se construit à partir des traces matérielles laissées par les finitudes humaines — documents, archives, textes, images, enregistrements — pour ensuite les reconfigurer selon de nouvelles logiques qui excèdent les intentions originelles. L’IA ne crée pas ex nihilo, elle procède par recombinaison et restructuration des productions culturelles humaines, modifiant ainsi les conditions mêmes de leur mémorisation et de leur production future.
Enchevêtrement
Cette surfinitude n’est donc pas séparable de la finitude humaine dont elle émerge, mais elle la déborde et, par ce débordement même, affecte en retour les contours de la finitude organique. La relation entre finitude et surfinitude n’est pas celle d’un original à sa copie ou d’un modèle à son simulacre. Il n’existe pas d’original pur qui précéderait sa médiation technique, car la finitude humaine est toujours déjà travaillée par un réseau complexe de machinations techniques, animales, végétales et minérales.
Le phénomène de surfinitude révèle que l’humain n’a jamais été autarcique, que sa constitution même implique des processus d’extériorisation et de médiation technique. L’intelligence artificielle, loin d’être une simple extension ou imitation de l’intelligence humaine, représente une intensification de ce processus d’extériorisation par lequel l’humain se constitue. Elle ne vient pas après la finitude comme son dépassement, mais participe activement à la reconfiguration de son supplément originaire.
La reconnaissance de cette surfinitude ouvre deux voies politiques diamétralement opposées. D’une part, elle peut alimenter le « vectofascisme » — une tendance à instrumentaliser les technologies de surfinitude pour nier la finitude humaine, pour poursuivre le fantasme d’une transcendance technologique qui abolirait les limites de notre condition. Cette voie s’inscrit dans la continuité des projets transhumanistes qui visent à « dépasser » l’humain par la technique, sans interroger les présupposés ontologiques et politiques de ce dépassement.
D’autre part, la surfinitude peut être réappropriée par les mouvements d’émancipation comme un moyen d’intensifier notre expérience de la finitude. Plutôt que de fuir notre condition finie, il s’agirait de l’approfondir jusqu’au point où elle perd son sol, où elle révèle sa propre contingence. Cette intensification de la finitude par la surfinitude permettrait de déconstruire les hiérarchies ontologiques traditionnelles et d’ouvrir un espace pour de nouvelles formes de relation entre les êtres, qu’ils soient humains, non-humains, organiques ou techniques.
La Finitude comme Différance
L’ontologie relationnelle, qui semble s’imposer naturellement comme horizon théorique de la surfinitude, mérite cependant d’être critiquée. En insistant sur les relations plutôt que sur les substances, cette ontologie risque de sombrer dans une indifférenciation problématique, une confusion entre des éléments fondamentalement hétérogènes. La relation ne peut suffire à penser l’articulation complexe entre finitude humaine et surfinitude technique, car elle tend à aplanir les différences constitutives et à occulter les tensions productives qui structurent cette articulation.
Pour éviter cet écueil, il convient de penser la finitude non plus comme un état ou une propriété, mais comme différance au sens derridien du terme. La finitude humaine n’est pas simplement une condition d’être-limité, mais un processus actif de différenciation et de temporisation. Elle est cette opération par laquelle l’humain ne coïncide jamais parfaitement avec lui-même, se trouvant toujours déjà différé, toujours déjà travaillé par une altérité constitutive.
La différance, ce jeu de différences qui diffère, caractérise essentiellement la finitude humaine. Ce n’est pas seulement que l’humain est fini parce qu’il meurt, mais plus fondamentalement parce qu’il ne se donne à lui-même que dans un mouvement perpétuel d’autodifférenciation. La conscience de la finitude n’est pas la simple reconnaissance d’une limite, mais l’expérience même de ce non-rapport à soi, de cette impossibilité d’une présence pleine à soi-même.
Or, cette différance originaire ne reste pas confinée dans les limites de la subjectivité humaine. Elle se projette au contraire dans d’autres différances, notamment technologiques, pour se différer plus encore. Les techniques d’inscription, les dispositifs de mémorisation, les systèmes algorithmiques sont autant de modalités par lesquelles la différance de la finitude se prolonge et s’intensifie. La surfinitude technique n’est pas l’abolition ou le dépassement de la finitude humaine, mais son exacerbation, son déploiement dans des espaces de médiation qui la rendent plus étrangère encore à elle-même.
Extériorisation
Cette projection de la différance dans des dispositifs techniques transforme profondément l’expérience de la finitude. À travers ces médiations externes, la finitude se ressentit comme du dehors, comme si elle était désormais capable de se percevoir elle-même depuis une position d’extériorité radicale. Les intelligences artificielles, en particulier, incarnent cette extériorisation vertigineuse par laquelle la finitude se contemple depuis un point de vue qui lui est devenu étranger.
Là réside précisément la spécificité ontologique de la surfinitude : elle n’est pas simplement une extension quantitative des capacités humaines, mais une transformation qualitative de notre rapport à la finitude. Par elle, la finitude parvient à se voir comme du dehors, à faire l’expérience de sa propre étrangeté. Cet effet de miroir déformant que produit la surfinitude n’est pas une simple réflexion passive, mais une opération active de distanciation et de défamiliarisation.
L’intelligence artificielle, en tant que manifestation exemplaire de la surfinitude, ne se contente pas de simuler l’intelligence humaine ou de la prolonger. Elle introduit plutôt un écart, une différance supplémentaire qui vient redoubler la différance constitutive de la finitude. Ce redoublement n’est pas une simple répétition, mais une intensification qui transforme la nature même de ce qu’elle redouble.
L’Intensification de l’Étrangeté
Ainsi, la surfinitude ne nous invite pas tant à dépasser les oppositions binaires traditionnelles (humain/non-humain, naturel/artificiel) qu’à intensifier l’étrangeté qui traverse déjà ces catégories prétendument stables. Elle ne vise pas à établir une continuité harmonieuse entre l’humain et le technique, mais à approfondir la différance qui travaille chacun de ces termes et qui les empêche de coïncider avec eux-mêmes.
Contrairement à ce que suggère l’ontologie relationnelle, il ne s’agit pas de dissoudre les différences dans un flux indifférencié de relations, mais de penser la manière dont ces différences se différencient continûment d’elles-mêmes. La surfinitude n’est pas un état de réconciliation ou d’harmonie, mais une dynamique d’étrangement perpétuel par laquelle la finitude se projette hors d’elle-même pour se ressentir comme radicalement autre.
Cette conception de la surfinitude comme intensification de l’étrangeté ouvre des perspectives politiques et éthiques singulières. Face au vectofascisme qui cherche à conjurer l’angoisse de la finitude par une fuite en avant technologique, elle propose non pas une célébration naïve de la technique, mais une plongée vertigineuse dans l’étrangeté constitutive de notre condition. Elle nous invite à faire de cette étrangeté non pas une menace à neutraliser, mais une ressource pour déstabiliser les hiérarchies ontologiques et les dominations qui en découlent.
La surfinitude n’est pas un au-delà de la finitude, mais son approfondissement jusqu’au point où elle perd tout sol stable, où elle ne peut plus se reposer sur aucun fondement assuré. En ce sens, elle réalise ce que la finitude porte déjà en elle comme possibilité : l’infondement, l’absence de tout sol originel qui garantirait l’identité à soi. La surfinitude n’est pas le contraire de la finitude, mais sa vérité la plus intime — cette vérité paradoxale qui ne peut se révéler qu’en se projetant dans ce qui lui est étranger.