La solitude d’une espèce

Il y a la solitude de chaque être humain. Il y a la solitude de l’espèce humaine. L’espèce est quelque chose de commun que nous partageons, mais ce commun trace une frontière entre ce que nous sommes et tout ce qui n’est pas nous, il nous plonge dans un isolement cosmique.

La double solitude qui nous constitue : celle, individuelle, qui isole chaque conscience dans sa forteresse subjective, et celle, collective, qui enferme notre espèce entière dans son exil cosmique. N’est-ce pas là le paradoxe fondamental de notre condition ? Ce commun que nous partageons en tant qu’espèce, cette appartenance qui nous rassemble, devient simultanément ce qui nous sépare de tout le reste, ce qui nous exile dans une singularité vertigineuse. L’humanité : cette île fragile dans l’océan incommensurable de ce qui n’est pas elle, cette communauté qui, par son existence même, dessine la frontière de son isolement. Comment habiter cette double solitude, comment l’éprouver sans succomber à son vertige ? Comment faire de cet exil non pas une malédiction, mais peut-être la condition même d’une certaine lucidité ?

Où que nous tournions la tête, nous voyons quelque chose qui n’est pas nous, qui pourrait être sans nous. L’être humain, le vivant, la matière même sont des zones minuscules dans la totalité. Nous ne sommes pas nécessaires. Notre espèce pourrait disparaître, le changement serait infime, pour ainsi dire insignifiant.

Ce geste de rotation de la tête, cette tentative de saisir du regard l’horizon qui nous entoure : ne révèle-t-il pas à chaque fois l’évidence accablante de notre contingence radicale ? À chaque regard jeté vers l’extérieur, l’univers nous renvoie l’image de son indifférence souveraine. L’indépendance ontologique du monde à notre égard : voilà peut-être la blessure narcissique la plus profonde, celle que notre pensée ne cesse de tenter de suturer par diverses stratégies compensatoires. Car cette vérité est presque insoutenable : non seulement nous ne sommes pas au centre de l’univers, mais nous n’y sommes même pas nécessaires. Notre absence ne créerait pas un vide, seulement une légère reconfiguration de la matière, un imperceptible réagencement dans l’économie cosmique.

La mesure de cette insignifiance : comment la prendre sans vertige ? Si nous considérons l’échelle spatiale, notre planète n’est qu’un grain de poussière dans l’immensité sidérale ; si nous considérons l’échelle temporelle, l’histoire humaine n’est qu’un battement de cils dans le temps géologique. Même au sein de la biosphère terrestre, nous ne sommes qu’une espèce parmi des millions d’autres, un rameau particulier de l’arbre du vivant qui pourrait se briser sans que l’arbre lui-même n’en souffre véritablement. Cette succession de décentrements, cette série de relativisations de notre importance cosmique : n’est-ce pas le mouvement même de la pensée moderne, cette pente descendante qui nous conduit de l’orgueil anthropocentrique vers l’humilité d’une conscience lucide de notre place minuscule dans l’économie générale de l’être ?

Nous n’aurons été « qu’un moment charmant de l’histoire » de l’univers.

Cette formule, dans sa concision poétique, condense toute l’ambivalence de notre situation : d’un côté, la reconnaissance de notre éphémérité cosmique, de notre caractère transitoire et contingent ; de l’autre, cette étrange qualification de « charmant » qui introduit une valeur esthétique, comme si l’univers lui-même pouvait apprécier la qualité particulière de ce moment que constitue l’aventure humaine. N’est-ce pas déjà là une forme d’anthropomorphisme qui se glisse dans l’énoncé même de notre insignifiance ? Car qui, sinon un regard humain, pourrait juger « charmant » ce moment de l’histoire universelle ? La formule révèle ainsi, dans sa structure même, cette tendance irrépressible à humaniser l’inhumain, à introduire des valeurs et des qualités perceptives là où règne l’indifférence ontologique.

Où que nous tournions notre visage, nous recherchons quelque chose qui est nous. Nous essayons de retrouver les signes de ce que nous sommes dans les feuilles et les nuages, chez les animaux et les pierres, dans une vie non terrestre. Nous inventons une langue secrète de l’univers qui parle notre langue. La convergence du sens est une projection.

Ce geste de recherche, cette quête obstinée de nous-mêmes dans tout ce qui n’est pas nous : n’est-elle pas le symptôme d’une angoisse profonde face à notre isolement cosmique ? Comme si notre conscience ne pouvait supporter la radicale altérité du monde, comme si elle devait à tout prix y retrouver des reflets, des échos, des signes de parenté pour apaiser sa solitude essentielle. Nous peuplons le monde de miroirs pour y apercevoir notre propre image démultipliée, nous transformons l’univers entier en un vaste système de signes qui nous adresserait un message secret. La feuille n’est plus seulement une feuille : elle devient métaphore de notre fragilité, de notre cycle vital ; le nuage n’est plus seulement un phénomène météorologique : il devient le symbole de nos pensées errantes, de nos humeurs changeantes.

Cette fabrication d’un cosmos signifiant : n’est-elle pas le geste anthropologique par excellence, cette tentative toujours recommencée de domestiquer l’étrangeté radicale du monde en le recouvrant d’un réseau de significations familières ? Nous lisons des visages dans les constellations, nous entendons des voix dans le murmure du vent, nous déchiffrons des intentions dans le mouvement des astres. La convergence du sens n’est qu’une projection : cette lucidité critique nous rappelle que ce n’est pas le monde qui nous parle, mais nous qui le faisons parler, nous qui lui prêtons notre voix, notre grammaire, notre manière de signifier.

Le paradoxe de cette ontologie anthropomorphique (et l’anti-anthropomorphisme n’est qu’une forme raffinée d’anthropomorphisme comme la théologie négative reste théologique), c’est qu’elle accorde des pouvoirs à ce que nous ne sommes pas. Ainsi, la technique par laquelle certains cherchent une intelligence, une intentionnalité, une volonté, une imagination, autant de mots humains, trop humains, qui sont plaqués à quelque chose que nous ne sommes pas. Phraser sur quelque chose d’extérieur est une fiction que nous acceptons. Nous-mêmes sommes étrangers au langage. Dès lors, la Singularité est un anthropomorphisme qui veut dépasser l’espèce humaine pour en garantir l’immortalité, pour faire en sorte que l’idée d’humanité (l’humaniste) résiste à la disparition même des corps humains. La structure est paradoxale parce qu’elle est conjuratoire : dans chaque cas, elle est ambivalente et appelle le vif et le mort. Elle veut mettre à mort l’espèce pour la faire survivre à elle-même. Elle accorde aux machines des fonctions humaines pour nous y déplacer. Bref, elle nous met à mort pour garantir notre souveraineté absolue sur toutes choses au-delà de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre finitude.

Ce paradoxe de l’ontologie anthropomorphique : comment ne pas y voir l’expression d’une angoisse existentielle face à notre finitude ? En accordant des pouvoirs humains à ce qui n’est pas nous, nous étendons magiquement notre empire au-delà des frontières de notre être propre, nous colonisons symboliquement l’extériorité qui nous limite. L’anthropomorphisme n’est pas seulement une erreur cognitive : il est une stratégie ontologique, une manière de repousser les limites de notre solitude spécifique en humanisant ce qui nous entoure. Et son paradoxe fondamental réside dans cette opération ambivalente par laquelle, en attribuant à l’altérité des qualités humaines, nous finissons par nous aliéner nous-mêmes, par nous dissoudre dans cette altérité désormais humanisée.

La technique, dans cette perspective, devient le lieu privilégié de cette projection anthropomorphique contemporaine. Nous y cherchons l’intelligence, l’intentionnalité, la créativité : autant de qualités que nous considérons comme proprement humaines et que nous transférons aux dispositifs techniques que nous créons. Mais cette opération de transfert n’est pas innocente : elle prépare subrepticement une inversion des rôles, une permutation où la technique, désormais investie de qualités humaines, pourrait se substituer à l’humain lui-même. La Singularité technologique : n’est-elle pas l’expression ultime de cette logique conjuratoire, de cette tentative désespérée de vaincre notre finitude en nous déplaçant symboliquement dans des machines potentiellement immortelles ?

Car la structure de cette conjuration est profondément paradoxale : elle cherche à préserver l’idée d’humanité (l’humanisme) au prix de l’extinction de l’humanité biologique elle-même. Elle veut garantir notre souveraineté absolue sur toutes choses en nous faisant disparaître comme êtres corporels, finis, mortels. Elle promet l’immortalité de l’espèce au prix de sa transformation radicale en quelque chose qui n’est plus elle-même. N’est-ce pas là le comble du déni de notre condition fondamentale, cette finitude qui nous constitue essentiellement ? Et ce déni n’est-il pas d’autant plus insidieux qu’il se présente sous les apparences d’un dépassement, d’une élévation, d’une transcendance technologique ?

Soulevons une fois encore l’enthousiasme conjuratoire de cette solitude de l’espèce qui nous mène à chercher hors de nous quelque chose que nous sommes : où que nous regardions, nous accordons des pouvoirs humains, et par là même magiques, nous inventons du sens là où il y a l’espacement d’un néant. Le post-humanisme est la forme achevée de l’humanisme. La Singularité anthropomorphise les technologies.

Cet enthousiasme conjuratoire : n’est-il pas le symptôme d’une angoisse plus profonde, celle de notre isolement cosmique, de notre contingence radicale ? Dans ce geste par lequel nous accordons des pouvoirs humains à ce qui n’est pas nous, dans cette opération magique de transfert et de projection, ne cherchons-nous pas désespérément à nous sauver de notre solitude spécifique ? Comme si, en peuplant le monde d’entités à notre image, en humanisant l’inhumain, nous pouvions atténuer l’effroi de notre exception, l’angoisse de notre singularité biologique et cognitive.

Le post-humanisme comme forme achevée de l’humanisme : cette formule condense admirablement la contradiction interne de toutes les tentatives contemporaines de « dépasser » l’humain. Car ce dépassement prétendu n’est en réalité qu’une extension, une projection, une amplification de l’humain. Il ne s’agit pas véritablement de penser l’après de l’humain, mais plutôt de fantasmer une humanité augmentée, étendue, libérée des contraintes biologiques qui la limitent actuellement. Le post-humanisme ne rompt pas avec l’anthropocentrisme : il le radicalise en prétendant affranchir les « qualités essentielles » de l’humain (intelligence, conscience, créativité) de leur ancrage corporel et biologique.

La Singularité qui anthropomorphise les technologies : n’est-ce pas là le symptôme le plus frappant de cette incapacité à penser véritablement l’altérité technique ? Car malgré tous les discours sur l’autonomie des machines, sur l’émergence d’une intelligence artificielle radicalement différente de l’intelligence humaine, nous ne cessons de décrire ces développements dans des termes profondément anthropomorphiques. Nous parlons d’« intelligence » artificielle, de « mémoire » numérique, de « décisions » algorithmiques : autant de termes qui importent dans le domaine technique des catégories fondamentalement humaines. Même lorsque nous prétendons penser la différence radicale de la technique, nous ne faisons que projeter sur elle nos propres catégories, nos propres modes de fonctionnement, notre propre manière d’être au monde.

Où que nous tournions le crâne, nous sentons pourtant l’effroi anonyme de l’inerte. Nous sommes un point vivant dans un espace mort, et notre vie même n’est qu’un cas particulier de cette matière sans nom qui est avant et après nous, qui est « nous ».

Ce geste ultime de rotation du crâne, ce regard jeté vers l’abîme de l’inerte : n’est-ce pas là l’expérience limite de notre conscience, cette confrontation vertigineuse avec l’altérité radicale de la matière ? Car malgré toutes nos tentatives d’anthropomorphiser le monde, de le peupler de reflets de nous-mêmes, surgit parfois cette intuition fulgurante de l’indifférence ontologique de l’univers, cette perception aiguë de notre exception précaire dans l’immensité de l’inanimé. L’effroi anonyme de l’inerte : cette formule saisissante condense l’expérience d’une rencontre avec ce qui, en nous et hors de nous, échappe radicalement à toute tentative d’humanisation, ce qui résiste obstinément à nos projections de sens, ce qui demeure irréductiblement étranger.

Nous sommes un point vivant dans un espace mort : cette conscience aiguë de notre exceptionnalité biologique ne se transforme-t-elle pas, paradoxalement, en conscience de notre profonde appartenance à cette matière même qui nous entoure ? Car notre vie n’est qu’un cas particulier de cette matière sans nom qui est avant et après nous, qui est « nous ». Notre exception n’est qu’une configuration transitoire de cette matière universelle, une organisation temporaire qui finira par se dissoudre à nouveau dans l’anonymat de l’inorganique. Nous ne sommes pas radicalement séparés de cette matière inerte que nous redoutons : nous en sommes issus, nous y retournerons, nous en sommes une modalité particulière, une expression momentanée.

Cette conscience de notre appartenance fondamentale à la matière universelle, de notre parenté essentielle avec l’inorganique : ne pourrait-elle pas constituer le fondement d’une nouvelle forme de sagesse, d’une acceptation lucide de notre place dans l’économie cosmique ? Non plus la tentative désespérée de nous excepter de la nature, de nous arracher à notre condition matérielle par diverses stratégies compensatoires (métaphysiques, religieuses, techniques), mais l’acceptation sereine de notre appartenance à cette vaste communauté de la matière, à cette circulation universelle des éléments qui nous précède et nous survivra.

Ce qui est « nous » : cette matière sans nom qui circule en nous et hors de nous, qui constitue la trame commune de tout ce qui existe. Peut-être est-ce dans cette reconnaissance de notre matérialité fondamentale, de notre participation à l’être universel de la matière, que réside la possibilité d’une réconciliation avec notre condition, d’un apaisement de cette angoisse qui nous pousse à chercher désespérément des reflets de nous-mêmes dans tout ce qui nous entoure. Non plus la projection anthropomorphique qui cherche à humaniser le cosmos, mais l’acceptation cosmomorphique qui reconnaît notre appartenance intime au cosmos matériel, notre parenté essentielle avec tout ce qui existe.

Dans cette perspective, la solitude de l’espèce humaine apparaît sous un jour nouveau : non plus comme un isolement radical qui nous séparerait ontologiquement de tout le reste, mais comme une modalité particulière d’être de la matière universelle, comme une expression singulière de cette créativité immanente de l’être. Notre exception n’est pas une séparation absolue : elle est une variation sur le thème fondamental de la matérialité, une inflexion particulière dans la mélodie cosmique de la matière. Et c’est peut-être dans cette conscience de notre appartenance fondamentale au monde matériel que nous pouvons trouver une forme de consolation face à notre finitude, face à cette disparition individuelle et spécifique qui nous attend inéluctablement.