La solitude d’une espèce
Il y a la solitude de chaque être humain. Il y a la solitude de l’espèce humaine. L’espèce est quelque chose de commun que nous partageons, mais ce commun trace une frontière entre ce que nous sommes et tout ce qui n’est pas nous, il nous plonge dans un isolement cosmique.
Où que nous tournions la tête, nous voyons quelque chose qui n’est pas nous, qui pourrait être sans nous. L’être humain, le vivant, la matière même sont des zones minuscules dans la totalité. Nous ne sommes pas nécessaires. Notre espèce pourrait disparaître, le changement serait infime, pour ainsi dire insignifiant.
Nous n’aurons été « qu’un moment charmant de l’histoire » de l’univers.
Où que nous tournions notre visage, nous recherchons quelque chose qui est nous. Nous essayons de retrouver les signes de ce que nous sommes dans les feuilles et les nuages, chez les animaux et les pierres, dans une vie non terrestre. Nous inventons une langue secrète de l’univers qui parle notre langue. La convergence du sens est une projection.
Le paradoxe de cette ontologie anthropomorphique (et l’anti-anthropomorphisme n’est qu’une forme raffinée d’anthropomorphisme comme la théologie négative reste théologique), c’est qu’elle accorde des pouvoirs à ce que nous ne sommes pas. Ainsi, la technique par laquelle certains cherchent une intelligence, une intentionnalité, une volonté, une imagination, autant de mots humains, trop humains, qui sont plaqués à quelque chose que nous ne sommes pas. Phraser sur quelque chose d’extérieur est une fiction que nous acceptons. Nous-mêmes sommes étrangers au langage. Dès lors, la Singularité est un anthropomorphisme qui veut dépasser l’espèce humaine pour en garantir l’immortalité, pour faire en sorte que l’idée d’humanité (l’humaniste) résiste à la disparition même des corps humains. La structure est paradoxale parce qu’elle est conjuratoire : dans chaque cas, elle est ambivalente et appelle le vif et le mort. Elle veut mettre à mort l’espèce pour la faire survivre à elle-même. Elle accorde aux machines des fonctions humaines pour nous y déplacer. Bref, elle nous met à mort pour garantir notre souveraineté absolue sur toutes choses au-delà de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre finitude.
Soulevons une fois encore l’enthousiasme conjuratoire de cette solitude de l’espèce qui nous mène à chercher hors de nous quelque chose que nous sommes : où que nous regardions, nous accordons des pouvoirs humains, et par là même magiques, nous inventons du sens là où il y a l’espacement d’un néant. Le post-humanisme est la forme achevée de l’humanisme. La Singularité anthropomorphise les technologies.
Où que nous tournions le crâne, nous sentons pourtant l’effroi anonyme de l’inerte. Nous sommes un point vivant dans un espace mort, et notre vie même n’est qu’un cas particulier de cette matière sans nom qui est avant et après nous, qui est « nous ».