Une époque réversible
Ils se plaignent du féminisme. Ils se plaignent de son contraire. Ils se plaignent du capitalisme. Ils se plaignent de son contraire. Ils se plaignent de la responsabilité politique de philosophes. Ils se plaignent de son contraire. Ils se plaignent de la postvérité. Ils se plaignent de son contraire. Ils se plaignent de la technologie. Ils se plaignent de son contraire. Ils se plaignent souvent des médias. Certains parlent, d’autres réagissent, les premiers leur répondent, et ainsi de suite. Ils provoquent en nous un profond ennui.
L’époque est étrange, elle semble si réversible. L’orientation fait défaut : l’antiracisme apparaît comme une cause de racisme. Le féminisme comme du sexisme. L’humanisme comme du colonialisme. La laïcité comme de la ségrégation. Cette réversibilité fait écho à la caricature de l’histoire dont parlait Marx dans le 18 Brumaire, et elle nous déstabilise, car tout se passe comme si chaque signe devenait son contraire. Trump en est un exemple, étrange postérité, nietzschéenne vraiment ? Finirons-nous par devenir positivistes tant les faits alternatifs envahissent le champ politique ?
La désorientation est l’histoire que nous partageons à présent. Est-elle quelque chose de négatif ou faut-il plus encore s’y plonger pour en ressentir les tumultes et les tourbillons ? Qu’est-ce que s’orienter dans les flux ?
Jacques Derrida avec les concepts de pharmakon et d’enthousiasme conjuratoire a-t-il anticipé notre temps ? Ces deux concepts résonnent comme des recommandations méthodologiques (méthode qu’il aurait sans doute déconstruite tant elle présuppose le chemin à parcourir). Le pharmakon peut être envisagé comme une réversibilité du discours : on annonce le poison pour se prévaloir d’être le médicament. Pompiers pyromanes et prophétie autoréalisatrice (Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique) conjugés. La réversibilité des phénomènes à interpréter (les signes) peut être réduite à une réversibilité affective, celle de l’enthousiasme conjuratoire. On s’enthousiasme de ce qu’on conjure. On conjure au double sens du terme d’appeler à venir et de refuser le retour. La conjuration est aussi un serment secret. La hantise de l’interprétation, comme souvent.
Nombreux sont ceux qui semblent courir de façon naïve après cette réversibilité d’époque. Ils s’enthousiasment ou résistent, acceptent ou refusent. Ils parlent de plus en plus fort et peuvent s’exprimer sur à peu près tous les sujets, car quelque soit la différence entre eux, la tonalité est la même, peur, désarroi, reprise en main de la volonté, échec et on recommence. Dans tous les cas, ils s’énervent comme si l’ordre du discours, qui est aussi une idéologie et une affectivité, suffisait à lui seul.
Indignation, résistance, transformation, réformisme, révolution autant de mots qui sont réversibles. Ceux qui s’énervent ne font que réagir à une nervosité qui les dépassent, ils n’analysent pas la généalogie des discours, leur histoire et leur devenir possible. Le champ de l’actualité semble immobiliser la pensée. Faut-il adopter alors une position de surplomb distancé ? Se déconnecter ? L’hantologie, autre concept derridien, ne fait pas en sorte d’extirper le discours de ce qu’il envisage, mais bien au contraire elle tente de l’intégrer à son objet afin de prendre en compte ses effets. Cette prise en compte est incalculable. Il s’agirait en quelque sorte de savoir que le discours n’est pas neutre et qu’il est une mise en scène (on dénonce les dangers pour obtenir l’autorité du thérapeute, le discours est la mise en œuvre de ses propres conditions de possibilité) dont on ne peut s’échapper, mais qu’on peut du moins prendre en charge afin de défaire l’autorité de son énonciation.
Certaines formes de résistance ou d’accompagnement de la domination sont des passions tristes. Le mot d’ordre consistant à prendre parti, à choisir son camp et si possible le bon, a quelque chose d’un moralisme où on évalue toute chose à l’aune de ses propres affections et agencements. Il y a donc d’autres façons d’agir que celles consistant à réagir aux alternatives que l’on nous impose. Nous entrerons plus encore dans cette époque mais sans accompagner les prétendues oppositions qui structurent aussi bien les bruits médiatique qu’académique.