De la rétention à la distention / From retention to distention

Selon Bernard Stiegler, les différentes rétentions sont des manières de la mémoire qui permettent une réitération, un rappel, une répétition. La rétention primaire est l’immédiateté de l’intuition ou de la perception, telle une note de musique. La rétention secondaire est la temporalisation (de l’entendement) qui compare, anticipe et rappelle différents événements, par exemple des notes qui se suivant forment une mélodie musicale. La rétention ternaire est l’inscription sur un support matériel de ces événements en permettant la répétition technique, par exemple un disque sur lequel est inscrite une musique.

La quatrième mémoire en laquelle consiste le traitement statistique des rétentions ternaires par des dites « intelligences artificielles » ne vise plus le rappel à l’identique de ce qui a été. Elle se nourrit du passé des rétentions pour les possibiliser dans son espace latent et pouvoir les régénérer : ce ne sont pas les mêmes rétentions indicielles qui reviennent encore et encore, mais ce sont des rétentions ressemblantes. C’est la ressemblance elle-même, entendue comme représentation mimétique, qui est automatisée, marquant une nouvelle étape dans le complexe processus d’industrialisation.

Peut-on alors encore parler de mémoire, de rétention, d’archive, d’histoire ?

La rétention comme mémorisation des perceptions et action de garder par-devers soi ce qu’on devrait diffuser, semble périmée. La mise en circulation semble même précéder ce qui est retenu parce qu’elle dépend d’une externalisation, les datacenters, dont les présupposés infrastructurels déterminent ce qu’il y a retenir et la constitution des rétentions. Fournissant aux réseaux sociaux ce pour quoi ils sont faits, nous produisons nos mémoires en les adaptant.

L’époque de la rétention est peut-être close. Nous proposons la notion de distention pour désigner l’époque qui s’ouvre avec la possibilisation des rétentions passées par les intelligences artificielles. Il s’agit par là, non seulement d’augmenter le volume ou la surface d’un corps en le soumettant à une très forte tension, mais aussi de relâcher les liens qui resserrent un tout ou qui unissent plusieurs choses. La distention est une extension parce qu’à partir de rétentions ternaires, elle multiplie encore plus le nombre de documents en créant une rétention de rétention, une mémoire de mémoire, des données de données. La distention est une rétention génétiquement récursive, de sorte qu’elle n’est pas comme la rétention la répétition d’un événement, elle est la répétition de la rétention elle-même. Cette répétition singulière permet de comprendre de quelle façon la ressemblance mimétique est répétée et automatisée comme telle.

Il va de soi qu’il serait naïf d’annoncer la fin pure et simple des rétentions. Elles continuent à être constituées, mais l’apparition d’une quatrième mémoire qui est distendue, qui métabolise les rétentions passées et qui, se prenant pour son propre objet, devient exponentielle, change l’orientation des rétentions et la définition même de la mémoire.

Si nosu étions kantien…
Rétention primaire : intuition
Rétention secondaire : entendement
Rétention ternaire : raison
Distention quaternaire : imagination


According to Bernard Stiegler, the different retentions are ways of remembering that enable reiteration, recall and repetition. Primary retention is the immediacy of intuition or perception, like a musical note. Secondary retention is the temporalization (of the understanding) that compares, anticipates and recalls different events, such as notes following one another to form a musical melody. Ternary retention is the inscription of these events on a material support, enabling them to be technically repeated, e.g. a disc on which music is inscribed.

The fourth type of memory, in which ternary retention is statistically processed by so-called “artificial intelligences”, no longer aims for an identical recall of what has been. It feeds on the past of retentions to make them possible in its latent space and to regenerate them: it’s not the same indexical retentions that come back again and again, but resembling retentions. Resemblance itself, understood as mimetic representation, is automated, marking a new stage in the complex process of industrialization.

Can we still speak of memory, retention, archive, history?

Retention, as the memorization of perceptions and the action of keeping behind what should be circulated, seems outdated. Putting into circulation even seems to precede what is retained, because it depends on outsourcing – datacenters – whose infrastructural presuppositions determine what is retained and how retentions are constituted. Providing social networks with what they are made for, we produce our memories by adapting them.

The age of retention may be over. We propose the notion of distention to designate the era that is opening up with the possibility of past retentions by artificial intelligences. This means not only increasing the volume or surface area of a body by subjecting it to extreme tension, but also loosening the ties that bind a whole or unite several things. Distention is an extension because, starting from ternary retentions, it multiplies the number of documents even further, creating a retention of retentions, a memory of memories, data of data. Distention is a genetically recursive retention, so that like retention, it is not the repetition of an event, but the repetition of retention itself. This singular repetition enables us to understand how mimetic resemblance is repeated and automated as such.

It goes without saying that it would be naïve to announce the pure and simple end of retentions. They continue to be constituted, but the appearance of a fourth memory, which is distended, metabolizes past retentions and, taking itself for its own object, becomes exponential, changes the orientation of retentions and the very definition of memory.

If we were Kantians…
Primary retention: intuition
Secondary retention: understanding
Ternary retention: reason
Quaternary retention: imagination