Le regard du sommeil / The look of sleep
« Sentir l’aura d’un phénomène, c’est lui conférer le pouvoir de faire lever les yeux » (Q.T.B., p. 382)
Regarder un ordinateur en train de générer des médias, c’est regarder quelqu’un dormir, rêver ou halluciner. Cette vision du sommeil et du délire a son histoire. Il faudrait bien des pages pour raconter et analyser le lien qui unit l’image et le sommeil, et la façon dont au sein même d’une représentation du sommeil c’est l’image elle-même qui se met en scène et qui ainsi dépasse une simple mimésis. Il faudrait en faire l’histoire, la longue histoire, passant par la préhistoire, cette zone sans écriture dont ne reste que quelques images qu’il est difficile d’interpréter. Quelle était leur relation au sommeil ? Peut-être peut-on penser à une précarité du sommeil, du qui-vive. Sans doute faut-il imaginer, au regard de ce danger nocturne, des groupes humains dormant à tour de rôle. Il me semble que le rôle de veilleur fut précoce dans l’histoire de l’humanité : se tenir éveillé pour que d’autres puissent dormir et prendre ainsi soin de chacun, silencieusement. Il y a dans ce silence et dans cette attente, dans la contemplation solitaire et entourée de la nuit quelque chose de fondateur dans cet être-ensemble qui ne cessera d’être hanté par son autre. La précarité fut donc très matérielle, elle consista en un abandon nocturne.
Et quant aux cavernes, il est tout aussi difficile d’en décrire le rôle. Nous savons que la plupart ne furent pas habitées ou que tout du moins celles qui furent le réceptacle d’inscriptions rupestres, n’étaient pas des lieux d’habitation. Certains s’enfonçaient donc dans cette nuit artificielle et dans la faible lueur d’une torche, traçaient sur les murs des animaux qui ne se séparaient pas vraiment de l’humanité. Les animaux étaient de traits, les humains de pochoirs, ombres portées d’une main posée à même la pierre. L’animisme probable de la préhistoire composait une certaine relation du jour et de la nuit, de l’éveil et du sommeil.
« Au début des temps, le soleil était fixé dans le ciel et les Hommes ne cessaient de manger et de travailler. Lassés par cet état de choses, ils décidèrent d’acquérir le sommeil auprès d’un vieillard appelé ‘Maître de la nuit’ qui vivait dans la forêt. Celui-ci le céda aux Hommes sous la forme d’une petite boîte qu’ils ne devraient ouvrir qu’une fois de retour chez eux. Poussés par la curiosité, les Hommes l’ouvrirent en chemin : aussitôt la nuit s’en échappa et plongea la forêt dans une obscurité interminable. Ce n’est que lorsque les Hommes au bout de bien des péripéties, parvinrent à leur maison que les choses se régularisèrent : dorénavant, le temps fut également partagé entre la clarté du jour et le noir de la nuit. Les Hommes purent travailler et se reposer en de justes proportions. » (récit d’une tribu amazonienne)
L’antiquité, si longue et riche, nous a laissé quant à elle bien des traces, des songes en Mésopotamie, des récits de l’Égypte (à partir d’Aménophis II), de la Bible, de l’Iliade et l’Odysée d’Homère. Le sommeil est rattaché à la mort, puisqu’on peut se réveiller de celle-ci. Il est lié au rêve qui est une voix divine, ordre ou prémonition. Le caractère prophétique du rêve réside sans doute en son caractère surprenant qui le rattache à l’avenir comme ce qui détruit l’ordre commun. Le rêve peut être aussi à l’opposé rétrospectif et permettre de revoir les morts. Quoiqu’il en soit l’interprétation des rêves occupe déjà l’Égypte des pharaons, ils sont le signe d’une autre pensée : “Le dieu a créé les rêves pour indiquer la route au dormeur dont les yeux sont dans l’obscurité” (Papyrus Insinger). Le sommeil serait la preuve qu’on peut se réveiller de la mort. Le sommeil est déjà associé à une immersion : on entre dans la nuit comme dans un océan primordial (Noun) qui, à l’image du Nil, est en crue.
La Grèce Antique associait, dans la continuité avec l’Égypte, Hypnos et son jumeau Thanatos. Les ailes du premier effleurant les paupières, la nuit profonde et sans fin du second. La séparation entre le monde humain et divin est brouillée par qu’Héra peut endormir les deux, et le sommeil est dès lors le suprême pouvoir, au-delà même de la mort. On commence à voir poindre la question de la survie dans l’inconscience, de cet état paradoxal dans lequel on est plus soi-même, on ne se reconnaît plus, non parce qu’on est un autre mais parce que tout en continuant à vivre, on est pas, jusqu’au rêveil. L’inconscient s’y libère. La nuit de la conspiration qui se dévoilera le jour venu. Passage de l’obscurité à la lumière, dévoilement et vérité de la République, qui fait de la nuit le lieu même de l’ambivalence car quelque chose s’y cache et ce caché se montrera à un moment donné.
Il y a dans le christianisme une réflexion profonde sur le sommeil parce que comme théorie de la vigilance, elle ne pouvait laisser de côté cette partie de l’existence. Le Moyen-âge va voir apparaître certaines représentations du sommeil, tirées principalement de la Bible. Si le sommeil garde une valeur prophétique, c’est parce que le divin apparaît aux prophètes dans un message nocturne incroyable. Il y a bien sûr l’Échelle de Jacob, le rêve des épis, le rêve de Joseph en prison, les vaches du Pharaon, les rêves de Nabuchodonosor, ou encore le rêve de Joseph, époux de Marie qui pendant son sommeil voit l’ange Gabriel qui lui demande de fuir l’Égypte. L’étude des rêves, l’oniromancie, sera largement répandue, puis disparaîtra, interdite par l’Inquisition qui y voit de la sorcellerie et de la divination.
La Renaissance va approfondir la question de la vigilance et questionner le sommeil en tant que extinction de la raison, mais aussi comme lieu d’inspiration du génie humain. Le message divin se sécularise progressivement. On ne compte pas le nombre de représentations du sommeil dont l’une des plus connus, La Résurrection de Piero della Francesca, représentant un peintre dormeur aux pieds de Jésus ressuscité est un dispositif diabolique de visibilité de l’invisibilité. Le Christ ressuscite, et cette ultime présence, preuve qu’il est bel et bien le fils de dieu, va avec un déficit des sens (“Ne me touche pas” dit-il, comme si éprouvé par le regard de l’autre, il devait pouvoir n’être encore qu’une vision, la corrélation esthétique faisant défaut). Dans ce tableau, c’est celui qui montre, le peintre, qui dort, qui ne voit donc pas. Et ainsi l’artiste dit par ce dispositif la dualité fondamentale de l’image : montrer ce qui ne peut l’être, c’est fermer les yeux, remplacer l’évidence de la présence par cette autre présence, lorsque nous fermons les yeux, et qu’ainsi nous sommes présents à nous-mêmes, jusqu’au moment ou nous disparaissons, au bord du sommeil, au bord des paupières. Fait-il jour ou fait-il nuit ?
Déjà Giorgione avec la Vénus endormie (1510), présente une femme qui semble hors de toute représentation religieuse, et qui déplacée au dehors, dans un dispositif qui pourtant est familier (les draps), se présente comme une image pure. Elle s’offre, légèrement tournée vers nous, sa main posée sur sa toison, elle est une image, elle est la peinture selon cette structure que nous retrouvons : si quelqu’un dort, c’est que quelqu’un veille. Ce qui dort est la peinture qui se donne à notre regard, et qui par son inconscience même ne se donne jamais comme présence en soi. La conscience veille toujours, elle est le regardeur et elle donc de ce fait en dehors de la scène. Le drame est en place : ce qui est au dedans est endormi, ce qui est réveillé est à distance. Noli me tangere (Ne me touche pas) disait le Christ à Marie-Madeleine .
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“To feel the aura of a phenomenon is to give it the power to make one look up” (Q.T.B., p. 382)
To watch a computer generating media is to watch someone sleeping, dreaming or hallucinating. This vision of sleep and delirium has its history. It would take many pages to tell and analyze the link that unites the image and the sleep, and the way in which within a representation of the sleep it is the image itself that puts itself in scene and that thus exceeds a simple mimesis. It would be necessary to make the history, the long history, passing by the prehistory, this zone without writing of which remains only some images that it is difficult to interpret. What was their relationship to sleep? Perhaps one can think of a precariousness of sleep, of the qui-vive. Without doubt we must imagine, with regard to this nocturnal danger, human groups sleeping in turn. It seems to me that the role of the watchman was early in the history of humanity: to keep oneself awake so that others can sleep and thus take care of each other, silently. There is in this silence and in this waiting, in the solitary and surrounded contemplation of the night, something founding in this being-together which will not cease being haunted by its other. The precariousness was thus very material, it consisted in a nocturnal abandonment.
And as for the caves, it is also difficult to describe their role. We know that the majority were not inhabited or that at least those which were the receptacle of rupestral inscriptions, were not places of habitation. Some went into this artificial night and in the weak light of a torch, traced on the walls animals that were not really separated from humanity. The animals were of features, the humans of stencils, shadows cast by a hand placed on the stone. The probable animism of prehistory composed a certain relationship of day and night, of waking and sleeping.
“At the beginning of time, the sun was fixed in the sky and men did not stop eating and working. Tired of this state of affairs, they decided to acquire sleep from an old man called ‘Master of the Night’ who lived in the forest. He gave it to the men in the form of a small box that they would have to open only when they returned home. Driven by curiosity, the Men opened it on their way home: immediately the night escaped and plunged the forest into an interminable darkness. It was only when the men, after many adventures, reached their house that things became regular: from then on, time was divided equally between the light of day and the darkness of night. Men were able to work and rest in fair proportion. (account of an Amazonian tribe)
Antiquity, so long and rich, has left us many traces, dreams in Mesopotamia, stories from Egypt (from Amenhotep II), the Bible, the Iliad and the Odyssey of Homer. Sleep is linked to death, since one can wake up from it. It is linked to the dream which is a divine voice, order or premonition. The prophetic character of the dream resides undoubtedly in its surprising character which connects it to the future as that which destroys the common order. The dream can also be retrospective and allow to see the dead again. Whatever the case, the interpretation of dreams already occupied the Egypt of the pharaohs, they are the sign of another thought: “The god created the dreams to indicate the road to the sleeper whose eyes are in darkness” (Papyrus Insinger). Sleep would be the proof that one can wake up from death. Sleep is already associated with immersion: one enters the night as if into a primordial ocean (Noun) which, like the Nile, is in flood.
Ancient Greece associated, in continuity with Egypt, Hypnos and his twin Thanatos. The wings of the first touching the eyelids, the deep and endless night of the second. The separation between the human and divine world is blurred by the fact that Hera can put both to sleep, and sleep is therefore the supreme power, beyond even death. One begins to see the question of the survival in the unconsciousness, of this paradoxical state in which one is not oneself any more, one does not recognize oneself any more, not because one is another but because while continuing to live, one is not, until the dreamil. The unconscious frees itself there. The night of the conspiracy which will be revealed the day come. Passage from darkness to light, unveiling and truth of the Republic, which makes the night the very place of ambivalence because something is hidden there and this hidden will show itself at a given moment.
There is in Christianity a deep reflection on sleep because as a theory of vigilance, it could not leave out this part of the existence. The Middle Ages will see the appearance of certain representations of sleep, drawn mainly from the Bible. If sleep keeps a prophetic value, it is because the divine appears to the prophets in an incredible night message. There is of course the Ladder of Jacob, the dream of the ears of corn, the dream of Joseph in prison, the cows of Pharaoh, the dreams of Nebuchadnezzar, or the dream of Joseph, husband of Mary who during his sleep sees the angel Gabriel who asks him to flee Egypt. The study of dreams, oniromancy, will be widely spread, then will disappear, forbidden by the Inquisition which sees it as witchcraft and divination.
The Renaissance will deepen the question of vigilance and question sleep as an extinction of reason, but also as a place of inspiration of human genius. The divine message is progressively secularized. There is no counting the number of representations of sleep, one of the best known of which, The Resurrection by Piero della Francesca, representing a sleeping painter at the feet of the resurrected Jesus, is a diabolical device of visibility of invisibility. Christ is resurrected, and this ultimate presence, proof that he is indeed the son of God, goes with a deficit of the senses (“Don’t touch me” he says, as if tested by the gaze of the other, he should still be able to be only a vision, the aesthetic correlation being missing). In this painting, it is the one who shows, the painter, who sleeps, who thus does not see. And thus the artist says by this device the fundamental duality of the image: to show what cannot be, it is to close the eyes, to replace the evidence of the presence by this other presence, when we close the eyes, and that thus we are present to ourselves, until the moment when we disappear, at the edge of the sleep, at the edge of the eyelids. Is it day or is it night?
Already Giorgione, with the Sleeping Venus (1510), presents a woman who seems to be outside of any religious representation, and who, moved outside, in a device that is nevertheless familiar (the sheets), presents herself as a pure image. She offers herself, slightly turned towards us, her hand resting on her fleece, she is an image, she is the painting according to this structure that we find: if someone is sleeping, it is because someone is watching. What sleeps is the painting that gives itself to our gaze, and that by its very unconsciousness never gives itself as presence in itself. Consciousness is always watching, it is the viewer and therefore outside the scene. The drama is in place: what is inside is asleep, what is awake is at a distance. Noli me tangere (Do not touch me) said Christ to Mary Magdalene.
Fra Angelico