Le reflux
“I can remember a time when we still called all this new media. It is an absurd term now, especially for students whose whole conscious life exists pretty much within the era of the internet and increasingly also of the web and the cellphone. I can also remember a time when the potentials of ‘new media’ appeared, and in some ways really were, quite open. That past is now often read as a kind of teleology where it was inevitable that it would end up monopolized by giant corporations profiting off non-labor in a society of control and surveillance. But this is selective memory. There were once avant-gardes who tried, and failed, to make it otherwise. That they – or we – failed is no reason to accept the official Silicon valley ideologies of history.” (http://www.publicseminar.org/2015/06/galloway/#.VYbHivl_MSU)
Que restera-t-il de ces heures, de ces journées passées à pianoter sur le clavier ? Que restera-t-il de toute cette imagination qui avait saisi le hasard du réseau pour tenter d’approcher son époque ? On se souvient des premiers téléchargements sur le serveur de l’IRCAM et de Paris I, des cartouches ZIP et des disquettes. On se souvient des premiers scripts CGI et de PageMill 1.0. On se souvient des soirées passées avec Philippe et Karen sur les toits de Ménilmontant à découvrir le HTML puis le PHP.
Je regarde http://secondenature.org/COUNTER-1994.html et je vois bien que cette tentative de reconstitution est insensée parce que le contexte du réseau a changé. Il est devenu impossible de référencer comme je le faisais voici 20 ans. La reconstitution de l’oeuvre est la trace de cette transformation du réseau, quelque chose lui manque et c’est le temps qui est passé et qui lui a fait perdre en efficacité.
On se rappelle de l’émerveillement à pouvoir capturer des flux du réseau (le déjà-là de la perception), à les détourner de leur usage et de leur signification initiale: Google et Twitter, Facebook et tant d’autres. On prenait des flux et on tentait d’en faire autre chose pour en révéler la véritable nature, et on savait alors confusément qu’on se liait ainsi à un environnement temporaire dont les lignes et les protocoles allaient changer et parfois disparaître, entraînant dans leur sillage les détournements que nous réalisions.
On a simplement tenté de vivre avec le réseau, de laisser palpiter les flux à la surface de notre inspiration et de notre expiration, de sentir ce vide de la bascule toujours imminente. On voulait faire corps, rien de plus.
Il s’agit de se rendre sensible à cette fragilité du réseau, à son caractère fluide, non pas seulement au sens d’un écoulement continu et intégral, mais d’irrégulières turbulences pouvant s’évanouir en quelques instants. Certains de mes travaux n’existent plus qu’à l’état de trace ou de documentation parce que ce qu’ils détournaient a disparu. L’hypermnésie propre à Internet s’écoule d’elle-même dans l’amnésie de l’obsolescence. Notre époque a déjà disparu, de nombreux services et de multiples entreprises du Web ont cessé d’exister. Nos pas s’évanouissent.
Il y a dans ce reflux des flux numériques une incertaine beauté où nous ne pouvons tenir à ce que nous faisons. Ces œuvres sont comme des performances ou du land art fluctuant avec les intempéries et les transformations géologiques. Elles sont contingentes parce qu’en capturant un environnement numérique, elles se lient à lui, en dépendent comme un organisme envers un biotope, et celui-ci l’englobe plutôt que l’inverse. Cette précarité nous l’acceptons et nous la désirons même, nous disparaissons et notre époque avec nous. Nous sommes un tombeau sans mémoire. Alors que le Pop art avait stabilisé des formes précaires et fétichisé ce qui semblait hors de l’art (la culture populaire), un certain netart s’est exposé radicalement à la précarité d’une époque en produisant en temps réel des branchements et des transductions du réseau, une machine qui machine avec d’autres machines, une machine qui n’est qu’affaire de branchements et de coupures. Une consumation du présent.
Que restera-t-il ? Quelques images, des vidéos capturées, des documentations et des récits. Nous ne voulons pas lutter contre cette disparition en archivant tout par crainte qu’il ne revienne au néant. Nous ne serons pas nos propres archivistes, nous souhaitons laisser la vibration du reflux, de cet environnement numérique qui ne cesse de muer et d’entraîner avec lui nos œuvres.